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Le plan cognitif

Le plan rhétorique concerne la relation de communication et l’interaction locuteur-interlocuteur, le plan argumentatif est relatif à l’auteur du propos et à son niveau de prise en charge de ce dernier. Le plan cognitif porte sur l’objet du propos. Les plans rhétorique et argumentatif concernent la manière de parler ou d’écrire, la forme du discours ou « modus », le plan cognitif se rapporte à l’objet du discours ou à son contenu, le « dictum ».

Pour caractériser au plan cognitif les textes normatifs, il convient d’affiner notre grille de lecture et recourir aux ressources de la linguistique et notamment de la linguistique textuelle.

Dans un premier temps, et sans se livrer à une étude exhaustive des différents types de texte, ce qui ne serait d’ailleurs guère possible dans la mesure où la discipline est relativement jeune et où les savoirs dans ce domaine ne sont pas totalement stabilisés, nous pourrions dire ce que les textes normatifs ne sont pas par opposition à des types de séquences relativement bien identifiés tels que le récit, la description ou le raisonnement.

J.-M. Adam distingue six types de structures séquentielles de base (1990, p. 87-90) : la narrative, l’injonctive instructionnelle, la descriptive, l’argumentative, l’explicative et la conversationnelle-dialogale.

Nous allons voir que le texte normatif se différencie nettement des séquences de type narratif, argumentatif et conversationnel-dialogal, mais va emprunter aux séquences descriptives, explicatives et injonctives-instructionnelles.

En ce sens, le texte normatif apparaît comme un type de discours dont la structure repose sur une combinaison de plusieurs types de séquences de base.

Le texte normatif ne comporte pas de séquences de type narratif.

En effet, toute séquence narrative comporte au moins les six composantes suivantes :

  1. au moins un acteur anthropomorphe (A) constant, individuel ou collectif ;
  2. au moins des prédicats X et X’ définissant A (prédicat qualitatifs ou fonctionnels) respectivement avant et après le début et la fin d’un procès ;
  3. une succession temporelle minimale : avant (t n) + après (t n+1);
  4. une transformation des prédicats X et X’ par et au cours d’un procès (début, déroulement, fin) ;
  5. une logique singulière où ce qui vient après apparaît comme ayant été causé par (c’est le Post hoc, ergo propter hoc classique) ;
  6. une fin-finalité sous forme d’évaluation finale (« morale ») explicite ou à dériver.

Si certaines de ces composantes peuvent parfois exister dans un texte normatif, leur présence n’est pas systématique, et elles ne se retrouvent jamais toutes ensemble.

L’acteur anthropomorphe, individuel ou collectif, peut exister (ex. : le président de la République, le Premier ministre, le Parlement, etc.), mais le droit raisonne plus souvent sur des types abstraits (le propriétaire, le locataire, le commerçant, l’ayant droit, etc.) qui ne désignent aucune entité précisément mais une catégorie, un principe (égalité, légalité, non-rétroactivité, principe de précaution, etc.), une notion ou un concept (marché public, travail public, patrimoine commun de l’humanité, propriété, liberté individuelle, etc.). De fait, même lorsqu’il existe un « acteur anthropomorphe, individuel ou collectif », celui-ci correspond toujours à une catégorie. L’identification possible à un individu réel résulte de l’unicité de l’occurrence de ce type, mais, s’agissant d’une fonction, le titulaire, unique à un moment donné, peut néanmoins changer, et d’une manière générale, change périodiquement. Autrement dit, sauf exception, très exceptionnelle, le droit ne raisonne que sur des catégories, des principes et des concepts.

La succession temporelle minimale peut apparaître dans les descriptions de procédure, mais les prédicats définissant A avant et après, le début et la fin ne sont jamais explicites. Il en est de même de la transformation de ces prédicats au cours du procès. Enfin la logique très particulière qui confond chronologie et rapport de cause à effet n’a pas sa place dans un texte normatif, dont la finalité ne se découvre pas à la fin du texte mais plus généralement au début, dans l’exposé des motifs ou dans les tout premiers articles. Enfin, le temps du récit n’a rien à voir avec le temps d’une procédure. Le temps d’un récit est toujours un temps particulier, qui, même imaginaire, est toujours identifiable, alors que le temps de la procédure n’est pas un temps mais un type de temps. Un certain type d’événement est en effet susceptible de déclencher un certain type d‘enchaînement d’actions. Comme dans le cas précédent, nous voyons que le droit ne raisonne que sur des types et non sur des objets particuliers.

Le texte normatif ne comprend pas non plus de séquence argumentative ou de raisonnement non formel tel qu’il a pu être analysé par Jean-Blaise Grize, Denis Apothéloz, Catherine Péquegnat, Marie-Jeanne Borel et Denis Miéville dans Sémiotique du raisonnement (1990).

L’objet de la séquence argumentative étant soit de démontrer, soit de réfuter une thèse, elle tire toujours des prémisses, pas toujours explicites d’ailleurs, souvent en début, mais aussi à la fin, une conclusion, plus ou moins explicite également se situant à l’opposé des prémisses, donc soit au début, soit à la fin, et un corps du raisonnement reposant sur différentes techniques de reformulation, d’équivalence entre énoncés et de syllogisme assurant la transition plus ou moins directe et plus ou moins complexe entre les prémisses et la ou les conclusions.

On ne trouvera aucun élément de raisonnement dans les textes normatifs, pour la simple ou unique raison qu’un texte normatif se passe par définition de démonstration. Il tire sa vérité de sa propre existence. Le texte normatif partage avec d’autres types d’énoncé cette propriété d’analyticité qui veut qu’un énoncé analytiquement vrai est un énoncé vrai par définition ou par construction, qu’il est « vrai en vertu de son sens » (R. Martin, 1989, p. 24). D’ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait croire, toute tentative de démonstration de la justification d’un texte normatif qui serait incorporée au texte lui-même aurait pour effet non d’en renforcer l’autorité, mais de l’affaiblir. La justification n’a sa place que dans les exposés des motifs ou dans les articles de doctrine qui n’ont aucun impact direct sur la force juridique des textes dont ils traitent.

Cette observation conduit à modifier la définition du contenu cognitif telle qu’elle résulte de J.-B. Grize-1984 (p. 14). En effet, D. Apothéloz, M.-J. Borel et C. Péquégnat signalent à propos du plan cognitif que « dans un discours s’enchaînent en des relations inférentielles les éléments d’une connaissance, manifestant des liens d’association entre objets (ressemblance, contiguïté, causalité) ». Dès lors que le texte normatif ne contient aucun élément de raisonnement, il faudra s’interroger sur la nature des liens d’association entre objets qui sont propres aux textes normatifs. On pourra très probablement vérifier que si le texte normatif ne contient aucun élément constitutif d’un raisonnement, les liens d’association posés par les textes normatifs sont néanmoins de nature à permettre la construction de raisonnements constitutifs de ce que l’on appelle le raisonnement juridique et que nous avons développé dans la première partie.

Nous ne discuterons pas le fait que les textes normatifs ne comprennent pas non plus de séquences conversationnelles-dialogales qui renferment pourtant une part importante des richesses de la langue. La même observation s’applique au texte poétique qui ne rentre dans aucun des six types de base retenus par J.-M. Adam et qui pourtant s’exprime dans une multiplicité de formes poétiques et littéraires : poème, prose poétique, chanson, prière, slogan publicitaire ou politique, proverbe, dicton, maxime, graffiti, c’est-à-dire « des formes de mise en texte qui privilégient le rythme, l’inscription typographique, une corrélation très étroite entre plan de l’expression et plan du contenu » (J.-M. Adam 1990, p. 89). Certes, nous nous sommes attachés à démontrer dans les pages précédentes consacrées aux aspects rhétorique et argumentatif qu’il y avait adéquation entre la forme du texte normatif et son contenu, mais nous aurons néanmoins du mal à le classer dans la catégorie des textes poétiques.

Par contre, nous trouverons dans les textes normatifs des séquences que l’on peut rattacher aux types explicatif, descriptif et injonctif-instructionnel, auxquels nous souhaiterions ajouter des séquences existentielles ou institutives, des séquences définitoires et des séquences déclaratives.