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L’exactitude matérielle et évaluation des faits
L’exactitude matérielle
La matérialité des faits est un moment précis e incontournable du raisonnement juridique.
La première chose que doive faire le juge, s’il n’est pas juge de cassation, c’est de vérifier que les faits sur lesquels on lui demande de statuer existent bien réellement. C’est ainsi que l’on rencontrera généralement dans les attendus des jugements au fond une formule stéréotypée du type : « attendu qu’il résulte des éléments du dossier et des débats que les faits sont établis…
Mais c'est des faits que naissent en premier lieu les rapports de droit.
S’il y a contrat, c’est la matérialité et l’authenticité du contrat qui est la source du rapport de droit.
S’il y a eu dommage, c’est l’existence du dommage qu’il appartiendra au juge de vérifier. Mais il devra aussi vérifier la relation entre le dommage et certains faits.
De même, s’il s’agit d’un procès fait à un acte juridique (recours pour excès de pouvoir), encore faut-il que le texte existe.
Il est clair que cette première approche du rapport juridique, qui peut ne pas être simple au point de nécessiter l’intervention d’experts, et de mesures d’enquête ou de référé, est en dehors du champ de la modélisation. Mais la modélisation commence à partir du constat du ou des faits générateurs.
L’évaluation des faits
Il est évident que la simple matérialité des faits est rarement suffisante. L’accident a eu lieu, mais le véhicule roulait-il à une vitesse excessive ?
L’évaluation des faits va faire appel à des raisonnements qu’il faut pouvoir spécifier.
Prenons l’exemple suivant[1] :
« Attendu qu’en l’espèce les services municipaux avaient délibérément omis de fixer la poutre centrale afin qu’elle n’offre pas à l’utilisateur une résistance susceptible de provoquer sa chute ; que cependant, outre le caractère illusoire de cette précaution compte tenu du poids très élevé de la poutre, l’absence de fixation faisait courir à l’utilisateur le risque autrement plus lourd de conséquence de se voir écraser par celle-ci en cas de chute ; que la conscience d’un tel risque relève de l’élémentaire bon sens et aurait dû s’imposer aux services municipaux chargés de la réalisation de l’obstacle. »
« Attendu que cette grave faute de conception qui est la cause directe du décès de Sylvain Salzillo engage sur le fondement des articles 121-2 et 221-6 et 7 du Code pénal la responsabilité de la mairie…
Nous avons dans cet extrait de jugement une forte imbrication d’énoncés de faits bruts et d’appréciations qui impliquent le jugement personnel du juge.
Ainsi l’absence de fixation de la poutre (fait brut) résulte d’une omission délibérée (appréciation) des services municipaux. On peut penser qu’il existe un document écrit ou une déclaration formelle desdits services pour étayer cette affirmation. Moyennant l’existence d’une preuve, par définition suffisante, ou d’une présomption, par définition insuffisante pour fonder une certitude, on peut passer de l’« omission constatée », fait objectif, à l’« omission délibérée », simple expression d’une conviction. Toutefois, le détour de pensée pour arriver à la conclusion est constitutif d’une évaluation.
« Le poids très élevé de la poutre » requiert une appréciation en tant que, en cas de chute, il implique un risque d’écrasement de l’utilisateur », « poids très élevé » et « risque », qui fondent cette appréciation étant des notions floues dont la première est imprécise et la seconde incertaine.
L’assertion selon laquelle l’appréciation du risque en cause relève de l’élémentaire bon sens introduit une nouvelle notion floue à savoir l’élémentaire bon sens. On pourrait paraphraser en disant que le risque était évident, manifeste, grossier, ce qui différencie nettement cette appréciation du cas ou l’on pourrait qualifier le risque de « possible », « éventuel », « difficile à apprécier avec certitude », etc.
Il s’ensuit un pur syllogisme :
- La conscience du risque d’écrasement (dû au poids très élevé de la poutre que les services municipaux avaient omis délibérément d’attacher) relève de l’élémentaire bon sens
- Les services municipaux n’ont pas eu conscience du risque (la conscience du risque ne s’est pas imposée aux services municipaux)
- Ils n’ont donc pas fait preuve de l’élémentaire bon sens.
L’absence d’élémentaire bon sens dans l’appréhension du risque entraîne ensuite la qualification de « grave faute de conception », le fait d’avoir omis d’attacher la poutre.
La mise en relation de cette faute grave (grave faute de conception est-il synonyme de faute grave au sens juridique du terme ? C’est probable) et d’un autre fait brut, à savoir que c’est l’absence de fixation de la poutre qui est la cause directe du décès, conduit à la conclusion de la responsabilité de la mairie.
L’enchaînement logique peut être repris sous une forme syllogistique :
- l’erreur de conception (qui montre une absence de bon sens élémentaire) est constitutive d’une faute grave
- cette faute grave a été la cause directe du décès
- l’auteur de la faute qui est cause directe du décès doit être déclaré responsable
- les services municipaux sont les auteurs de la faute grave
- les personnes publiques peuvent être rendues responsables des fautes de leurs agents ou services
- la faute grave engage la responsabilité de la commune de Châteauneuf
En fait, l’enchaînement qui apparaît à première vue fort simple comporte deux syllogismes chaînés : a-b-c, puis e-f-g. Ces deux syllogismes chaînés sont apparemment bien formés dans la mesure où en particulier c et f sont chacun une conclusion. Toutefois, il existe plusieurs maillons manquants pour obtenir un raisonnement valide :
- Les services municipaux sont les auteurs de l’erreur de conception
- Les services municipaux doivent être déclarés responsables.
Ce dernier, pour la validité du raisonnement, doit être énoncé deux fois.
En fait, le raisonnement syllogistique complet est le suivant :
1er syllogisme sur le dommage
- La chute de la poutre est la cause du décès
- Le décès est un dommage
- La chute de la poutre est la source d'un dommage
2e syllogisme sur la cause du fait dommageable
- La chute de la poutre est due à une erreur de conception
- L'erreur de conception est constitutive d'une faute
- Le dommage est donc dû à une faute
3e syllogisme sur la gravité
- L'erreur de conception constatée est une atteinte au bon sens le plus élémentaire
- L'atteinte au bon sens le plus élémentaire est un facteur aggravant
- L'erreur de conception constatée est constitutive d'une faute lourde
4e syllogisme sur l'auteur de la faute
- L'erreur de conception a été commise par un agent de la commune de Châteauneuf
- L'auteur de l'erreur de conception doit être tenu pour responsable
- Cet agent est donc responsable du dommage
5e syllogisme sur la responsabilité des collectivités publiques
- les personnes publiques peuvent être rendues responsables des fautes de leurs agents ou services
- La commune de Châteauneuf est une personne publique
- Elle peut donc être tenue pour responsable des fautes de ses agents
4e syllogisme sur la responsabilité de la commune de Châteauneuf
- La commune de Châteauneuf peut être tenue pour responsable des fautes de ses agents
- Un agent de la commune de Châteauneuf est l'auteur du dommage
- la commune de Châteauneuf peut donc être responsable de la faute de cet agent
Les énoncés manquants sont des énoncés implicites constitutifs de topoï, connus depuis Aristote et réactualisés par la théorie linguistique, dont la fonction première est d’assurer la validité des syllogismes incomplets et d’être les « garants des enchaînements discursifs » (J.-C. Anscombre, 1995, p. 50)
Extrait du jugement du tribunal de grande instance de Saint-Etienne, n°1144/96, 6 mai 1996, Commune de Châteauneuf.
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Qualification juridique des faits
Comme l’illustre l’exemple précédent, l’évaluation des faits a comme principal et unique objectif d’aboutir à une qualification juridique.
Ainsi, toute l’argumentation de l’attendu vise à qualifier juridiquement le fait incriminé (l’absence de fixation) de « grave faute de conception ».
Nous avons déroulé le raisonnement précédent dans sa totalité, ce qui met en évidence la forte imbrication de l'évaluation des faits et de la qualification juridique.
- e) est ainsi une qualification juridique, car la faute détermine des conséquences juridiques précises.
En h) si l'atteinte au bon sens confère un caractère de particulière gravité à l'erreur de conception, la qualification juridique de faute lourde en est la conséquence immédiate en i).
D'autres éléments sont des qualifications juridiques : ainsi la qualification de collectivité publique de la commune avec la conséquence qui s'ensuit qui veut que la responsabilité de l'agent induise la responsabilité de la collectivité publique en cause.
La qualification juridique une fois acquise, la conclusion relève d’un enchaînement logique au sens formel du terme.
La question de l'appréciation des situations au regard de la règle est évidemment essentielle en droit et l'on doit constater que plusieurs théories fondamentales reposent sur une combinaison particulière de raisonnements élémentaires impliquant une qualification juridique des faits.
Nous verrons que toute procédure contentieuse est subordonnée pour son ouverture à la détermination de la qualité pour agir. Le raisonnement tenu repose sur la qualification juridique des faits.
De même, dans toute procédure en responsabilité se poseront la question de la faute et celle de la causalité, car, même en l'absence de faute, un lien doit toujours être établi entre un dommage constaté et tel ou tel fait ou situation.
En quoi la qualification juridique des faits a-t-elle un rapport avec l'analyse des textes normatifs. Le lien réside dans le fait que l'interprétation des textes à laquelle toute personne en situation de devoir en faire application, usager, administration, juge, etc. se trouve nécessairement conduite, comporte attribution d'un sens particulier à la disposition concernée à l'occasion de l'application qui en est faite. C'est à l'occasion de cette application particulière que le juge construit la norme, confère au texte sa juridicité. Autrement dit, l'interprétation participe complètement du sens des textes et à ce titre la qualification juridique des faits, qui est un élément indissociable de l'interprétation, constitue de ce fait une composante de la modélisation.
Quelques exemples montrent que l'approche strictement textuelle ne permet pas de répondre de manière satisfaisante aux questions que les justiciables peuvent être amenés à poser.
Le domaine du droit de l'environnement offre quelques cas d'école tout à fait démonstratifs à cet égard.
La qualification juridique sur la base de concepts strictement définis
Généralement la qualification juridique des faits ne soulève pas de difficulté particulière parce que les textes sont suffisamment précis. Déterminer si une personne a la qualité d'électeur nécessite la vérification de quelques données objectives. La marge d'appréciation est donc inexistante.
La qualification juridique en présence de notions floues
Mais le droit regorge de notions plus floues dont le sens véritable ne devient prévisible qu'à partir du moment où la jurisprudence s'est prononcée sur un certain nombre de cas.
Comme il n'est jamais inutile d'invoquer les classiques, nous pouvons rappeler le cas célèbre dans lequel, pour appliquer une loi du 13 juillet 1911, le Conseil d’État a dû se pencher sur ce que le législateur avait entendu désigner par "perspective monumentale". Pour donner une consistance à cette notion, le Conseil d’État (CE, 4 avril 1914, Gomel) a dû se substituer au pouvoir réglementaire et édicter une jurisprudence créatrice qui aurait tout à fait pu faire l'objet d'un décret. Cette affaire concernait un domaine qui relève aujourd'hui du droit de l'environnement, branche du droit qui ne manque pas de soulever des problèmes épineux tout en offrant un terrain propice aux innovations juridiques.
Le Conseil d’État, conduit à faire application de l'article L.146-4-1 du code de l'urbanisme hérité de la loi du 3 janvier 1986 dite loi "littoral", a dû se prononcer sur ce qu'il y avait lieu d'entendre par "urbanisation limitée" et par "espaces proches du rivage". En effet l'article L.146-4-II du code de l'urbanisme précise « doit être justifiée et motivée, dans le POS, selon des critères liés à la configuration des lieux ou à l'accueil d'activités économiques exigeant la proximité immédiate de l'eau... »
Faute d'indication d'ordre réglementaire sur la signification des expressions "proximité du rivage" et "urbanisation limitée", le Conseil d’État s'est efforcé de définir des critères d'appréciation. Dans le cas d'espèce (Commune de Gassin, CE 12 février 1993), il a estimé que la notion de proximité devait s'apprécier au regard d'une part de la distance des installations par rapport au rivage, celles-ci étaient en l'occurrence situées entre 500 et 1000 m du rivage, d'autre part de la visibilité des installations par rapport au rivage, l'absence de visibilité pouvant atténuer le premier critère. Mais on ne peut pas dire que ces deux critères sont limitatifs, et que l'appréciation du juge ne doive pas tenir compte de la topographie générale des lieux (type de linéaire côtier, nature du relief, nature du sol) éléments qui tracent les contours d'une notion complexe qui pourrait se définir comme "la zone naturelle constituant un écosystème littoral quelle que soit sa profondeur vers l'intérieur des terres"[1].
Une fois la notion de proximité du littoral à peu près établie, il convenait également de donner un contenu juridique à la notion d'« urbanisation limitée ». Au cas particulier, s'agissant d'une opération portant sur une surface hors œuvre de 44.870 m² sur un terrain boisé de 25 ha, le Conseil d’État a jugé que cette opération ne pouvait pas être considérée comme une opération d'urbanisation limitée. Le critère quantitatif de surfaces à construire est déterminant et l'on remarque que statistiquement, la plupart des décisions de tribunaux administratifs concernant des opérations supérieures à 40.000 m² ont été des annulations.
La jurisprudence ne permet donc pas de poser une règle précise s'agissant des notions d'« espaces proches du rivage » et d'« urbanisation limitée ». Nous avons seulement une tendance et disons une forte probabilité pour des opérations présentant certaines caractéristiques d'être annulées par le juge administratif.
La seule réponse est donc de dresser la liste des critères effectivement appliqués par le juge et de comparer le cas d'espèce sur la base de ces critères. Il est donc possible dans ce type d'approche de modéliser le raisonnement du juge qui se résume à un problème de qualification de notions non clairement définies par le législateur.
C'est la seule façon de donner un contenu juridique à des notions qui autrement conserveraient un niveau d'abstraction tel qu’il serait impossible de renseigner un praticien ou un simple particulier sur l'état du droit.
"tenir compte de...", "être conforme à...", "être compatible avec..."
Un autre exemple de cas de qualification juridique qui semble reposer sur des critères essentiellement linguistiques est la signification qu'il convient de donner aux expressions savamment graduées "doit tenir compte de", "doit être conforme à" et "doit être compatible avec".
Ainsi la loi du 7 janvier 1983 a établi une hiérarchie entre les différents textes de nature législative et réglementaire :
- Les lois d'aménagement et d'urbanisme s'imposent aux SDAU et aux POS
- Les projets d'intérêt général doivent être pris en compte pour l'élaboration des SDAU et des POS
- Les chartes intercommunales doivent être prises en considération lors de l'élaboration des POS
- La politique des départements en matière de définition d'espaces naturels sensibles doit être compatible avec les orientations des schémas directeurs, les chartes intercommunales et les prescriptions nationales ou particulières à certaines parties du territoire.
Précédemment le décret du 12 octobre 1977 avait prévu la prise en compte des préoccupations d'environnement dans les documents d'urbanisme.
Plus récemment la loi sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie du 30 décembre 1996 dispose que les décisions des autorités concernant la voirie et la circulation doivent être compatibles avec les plans de déplacements urbains (PDU) alors que sous la loi LOTI, ces décisions ne devaient que prendre en compte les orientations de ces plans.
Il est clair que le niveau de contrainte imposé par le législateur n'est pas le même selon qu'il est dit "doit prendre en compte les orientations ou préoccupations", "doit être compatible" ou "doit être conforme".
Dans le premier cas, on peut tout à fait concevoir que la décision prise soit contraire aux "orientations" ou aux "préoccupations". Pour la compatibilité, on peut considérer que globalement les décisions doivent respecter les documents de référence, ce qui n'empêche pas que ponctuellement, il puisse y avoir divergence. La notion de conformité hôte toute marge de manœuvre et implique que le dispositif adopté respecte en tous points les contraintes du document de référence.
Nous restons néanmoins dans le contexte de notions floues.
Un SDAU qui serait en tous points en contradiction avec un projet d’intérêt général pourrait-il être encore considéré comme en tenant compte.
À partir de combien d’entorses un plan cesse-t-il d’être compatible avec un autre ?
Théorie du bilan et qualification juridique
Une autre illustration caractéristique du problème de la qualification juridique des faits est constituée par la théorie du bilan appliquée par la jurisprudence administrative en matière de déclaration d'utilité publique depuis la célèbre jurisprudence du Conseil d'État Ville Nouvelle Est du 28 mars 1971.
La notion d'utilité publique telle qu'elle résulte de cette jurisprudence illustre parfaitement celle de concept à contenu variable sur lequel d'éminents juristes se sont penchés à l'invitation de Chaïm Perelman depuis une vingtaine d'années.
La théorie du bilan, permettant d'établir la balance entre les avantages et les inconvénients de la réalisation d'une opération d'aménagement ou d'un équipement public, offre une grande plasticité d'appréciation selon la nature des intérêts que l'on fait intervenir et leurs pondérations respectives. La théorie du bilan permet en particulier d'incorporer avec souplesse dans le droit des préoccupations nouvelles résultant de l'évolution des principes généraux posés par le législateur ou se dégageant de la législation ou bien de l'évolution de l'esprit public. C'est la raison pour laquelle les mouvements de défense de l'environnement ont fondé beaucoup d'espoirs, qui devaient être partiellement déçus, dans cette technique de contrôle juridictionnel.
De fait, dès 1972 (CE, 12 avril 1972, sieur Pelve, Rec. P.209), avant donc la loi du 10 juillet 1976 sur la protection de la nature, on a vu apparaître dans la jurisprudence faisant application de la théorie du bilan les risques d'une expropriation pour l'environnement naturel. Sans que cela n'aboutisse à des décisions d'annulation, par touches successives, le Conseil d'État intégra d'autres intérêts plus ciblés relevant de la notion de protection de l'environnement tels que l'intégrité des forêts, l'éventualité du bouleversement de l'écosystème fluvial, les nuisances sonores, la pollution des eaux potables, le caractère des lieux dans un site pittoresque, etc.
En fait, si la technique du bilan n'a pas toujours débouché sur des jurisprudences favorables à la protection de l'environnement, c'est d'une part en raison des imprécisions dans la définition des préjudices ou des intérêts collectifs en cause, d'autre part en raison de l'incertitude des données scientifiques reconnues et enfin du caractère généralement contradictoire des intérêts en présence et de la survalorisation des impératifs d'aménagement.
Au niveau du raisonnement, la qualification juridique des faits trouve ainsi une première limite dans l'absence délibérée de définition de certaines notions ou de leur imperfection.
La seconde limite est d'ordre technique ou procédural et est liée à la mobilisation d'une réelle expertise antérieurement à la procédure juridictionnelle permettant d'établir de la façon la moins contestable possible (bases scientifiques, expertises multiples, transparence), la nature et la portée des intérêts environnementaux en cause. Autrement dit, la théorie du bilan ne permet pas de faire l'économie de procédures préalables dans le cadre des études d'impact, et de mesures particulières de protection de certains espaces naturels. Ainsi, l'appréciation des dommages à l'environnement par le juge dépendrait des conclusions de l'étude d'impact ou des prescriptions protectrices qui peuvent être méconnues. L’étude d’impact s’analyse comme une technique sophistiquée d’évaluation des faits en vue d’aboutir à une qualification juridique déterminée.
La troisième limite tient au caractère contradictoire des intérêts en cause, et à cet égard, le juge se trouve confronté à la question de la place desdits intérêts ou droits dans la hiérarchie des normes juridiques, et en cas d'égalité dans cette hiérarchie, à la difficile conciliation, que seul le juge peut accomplir, entre ces intérêts divergents. On peut observer cependant que le juge administratif est accoutumé à ce type de situation qui est la base de la jurisprudence en matière de police administrative où viennent s'opposer les impératifs de l'ordre public et les libertés et droits fondamentaux.
Enfin, la quatrième limite tient à la difficulté de discerner la volonté du législateur, lui-même divisé entre des tendances contradictoires. Autrement dit, le poids relatif dont on peut créditer tel ou tel type de considération, peut varier dans le temps en fonction de diverses contingences. Ce poids relatif et cette variabilité se représentent aisément en analyse factorielle, les problèmes en représentation des connaissances reposant dans le choix et l'indépendance respective des critères et dans la détermination des pondérations. Ainsi, dans des affaires de déclaration d'utilité publique, statistiquement, les atteintes à la propriété privée ou les atteintes à la santé physique des personnes (alimentation en eau potable par exemple) sont plus facilement prises en considération que la protection des espaces naturels ou l'équilibre des écosystèmes.
Mais il faut dire aussi que la volonté du législateur est parfois sans ambiguïté et c'est précisément devenu le cas en matière de droit de l'environnement. On peut même dire que dans ce domaine le droit a tendance à être redondant (cf.p. 214), ce qui permet d’introduire trois remarques.
Qualification juridique et pouvoir normatif subsidiaire
Premièrement, dans des domaines nouveaux, aux concepts et critères encore mal définis, la redondance peut être révélatrice des difficultés à rendre juridiquement opératoires la volonté du législateur.
En second lieu, faute de pouvoir traduire sa volonté sous forme de prescriptions directement interprétables par l'ensemble des acteurs intéressés et notamment par les juges, le législateur se limite à indiquer le but à atteindre, réservant parfois à l'administration, mais parfois au juge seul, la définition des moyens. Ce qui veut dire que lorsque le juge, faute de mieux, adopte un raisonnement téléologique, ce peut être de sa part pour assurer une cohérence au système juridique et relativiser certaines dispositions législatives peu structurées, ce peut être également parce que le législateur a entendu indiquer clairement le but, considérant n'avoir pas la maîtrise complète des moyens, conscient qu'une définition trop précise des moyens risquerait d'aller à l'encontre des buts qu'il s'est fixés.
L’intégration de la jurisprudence à la modélisation
Il n'y a pas d'obstacle conceptuel insurmontable à la modélisation du raisonnement du juge même dans les cas où l'on est contraint à une description statistique et probabiliste compte tenu de l'incertitude incompressible qui peut caractériser l'analyse de chaque cas d'espèce.
On devra cependant établir une différence entre la simple analyse textuelle des textes normatifs qui relève d'un traitement essentiellement de nature linguistique et d'autre part l'analyse de la jurisprudence qui permet de déterminer le sens véritable du texte juridique et qui elle-même relève d'une double approche.
Ou bien en effet on pourra compléter le texte normatif d'origine constitutionnelle, internationale, législative ou réglementaire par un texte jurisprudentiel reconstitué par analyse de la jurisprudence. Ce sera le cas lorsque la jurisprudence aura dégagé des règles non ambiguës. Ou bien, l'analyse textuelle devra être complétée par des modules d'analyse de cas, ceux pouvant être introduits sous forme textuelle.
La différence entre une réglementation par décret ou arrêté et un jugement réside dans la souplesse de la jurisprudence qui veut que tout en étant liée par les décisions précédentes relatives au même type de cas, la jurisprudence permette une adaptation souple aux situations particulières. La jurisprudence passée ne garantit pas avec une absolue certitude qu'une décision future face à une situation apparemment semblable sera toujours conforme à ce que l'on peut a priori prévoir si le juge se référait de manière mécanique au précédent. S’il y a autorité de la chose jugée, il n’y a pas autorité du précédent.
Mais, il faut bien admettre que tant que le juge ne s'est pas prononcé ou qu’une circulaire, interprétative avec une force juridique moindre, n’a pas donné aux services administratifs les orientations nécessaires, le texte législatif ne peut pas être correctement applicable par les justiciables et qu'un système d'information sur le droit applicable est nécessairement muet sur le sens à attribuer à des dispositions de ce type. La question, même après une jurisprudence abondante, reste de découvrir dans cette jurisprudence une régularité suffisante pour pouvoir, en présence d'un cas nouveau, prévoir avec suffisamment de certitude la solution qui serait adoptée par le juge.
Diverses méthodes peuvent être utilisées dans cette approche. Selon la clarté que le juge donnera à ses motivations de jugement, on pourra soit reprendre textuellement sa jurisprudence comme s'il s'agissait d'un règlement, soit se livrer à une analyse statistique, soit encore recourir à des réseaux de neurones qui permettent de détecter les similitudes entre les situations traitées et de les appliquer aux situations similaires qui peuvent se présenter (cf. Danièle Bourcier, 1992, p. 313 et s, et 1995) (cf. p. 106).
Qualification juridique et syllogisme
Le syllogisme est certainement le mode de raisonnement le plus courant en droit. Nous avons abondamment évoqué la question de la qualification juridique des faits qui constitue l'activité la plus importante nécessaire à l'élaboration d'un jugement. Toutefois, la qualification juridique des faits permet d'articuler un raisonnement de type syllogistique. Que la qualification juridique des faits soit immédiate ou nécessite une analyse fouillée des faits et l'identification de plusieurs indices dont la pondération va permettre au juge de conclure, la qualification juridique des faits permet au juge de se prononcer en suivant un raisonnement du type : la règle qui s'applique à tel type de faits ou de situation est la suivante ; les faits ou la situation en cause répondent à la définition de la règle ; donc la règle leur est applicable.
H. Coulombie "Aménagement et protection du littoral", Etudes Foncières, n°54 (mars 92), p.8 et Bernard Lamorlette, Les Petites Affiches, 10 mai 1993, n°56, p.16.
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Le raisonnement par analogie
Ce type de raisonnement est particulièrement difficile à intégrer dans une modélisation car il ne jouit pas d’un statut scientifique bien établi.
Bien qu’il reste très critiqué par les logiciens modernes, et fasse toujours l’objet de controverses et de polémiques (voir par exemple le pamphlet de Jacques Bouveresse, « Prodiges et vertiges de l’analogie », Raisons d’agir éditions, 1999), le raisonnement est de plus en plus reconnu, notamment dans le cadre des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle, comme un mode de raisonnement de la plus grande importance dans la prise de décision, dans les mécanismes d’apprentissage, dans l’heuristique scientifique, dans la vie courante et aussi dans le droit.
L’abondance des travaux qui y sont consacrés depuis une quinzaine d’années l’atteste de la façon la plus indiscutable. (voir à ce sujet Le raisonnement en intelligence artificielle, 1992, InterEditions ; L’étude du raisonnement analogique par synthèse interdisciplinaire, Houda Araj[1].
La reconnaissance tardive de ce mode de raisonnement, comme mode de raisonnement à part entière, s’explique par son caractère hybride et par la difficulté de le distinguer de certains autres types de raisonnement avec lesquels il entretient des rapports étroits.
Il consiste, si l’on compare deux situations, objets, règles, raisonnements, etc., présentant entre eux des traits communs, à attribuer au second des propriétés du premier que le second n’a pas nécessairement. Ou, sous une autre forme, il consiste à créer « un discours parallèle au discours principal » pour « en extraire certaines propriétés et les rattacher par inférence au discours principal » (Miéville D. 1977, cité par Martin R. 1983, p. 222).
D’autres définitions sont nécessaires pour mieux approcher la notion et en tracer les contours.
Selon Chaïm Perelman, « pour lui conserver sa spécificité, il faut interpréter l’analogie en fonction de son sens étymologique de proportion. Elle diffère de la proportion purement mathématique en ce qu’elle ne pose pas l’égalité de deux relations mais affirme une similitude de rapports. Alors qu’en algèbre on pose a/b=c/d, ce qui permet d’affirmer, par symétrie, c/d=a/b, et d’effectuer sur ces termes des opérations mathématiques qui aboutiront à des équations, comme ad-cb=0, dans l’analogie, on affirme que a est à b comme c est à d. Il ne s’agit plus d’une division, mais d’une relation quelconque que l’on assimile à une autre relation. Entre le couple a-b (le thème de l’analogie) et le couple c-d (le phore de l’analogie), on n’affirme pas une égalité symétrique par définition, mais une assimilation ayant pour but d’éclairer, de structurer et d’évaluer le thème grâce à ce que l’on sait du phore, ce qui implique que le phore relève d’un domaine hétérogène, car mieux connu que celui du thème. » (1977, p. 128)
Se référant à W.S. Jevons (1905, p. 596), Houda Araj explique que « générer une analogie, c’est avant tout trouver les similarités partielles pour ensuite projeter, à partir de cette similarité et dans des conditions qui permettent la généralisation sans un risque élevé d’erreur, un argument qui ait du bon sens. »
Commentant Kant (1974, p. 136-137), Houda Araj précise que « selon l’argument par analogie, la similarité partielle permet de conclure à la similarité totale. Deux objets possédant des propriétés communes peuvent être analogues sans partager tous les traits qui caractérisent chacun d’eux :
a (A,B,C,D,E,F,G)
b (A,B,C,D)
a est comme b »
Et de conclure : « Le raisonnement analogique produit des arguments plausibles qui détiennent un certain degré de probabilité et ne procurent pas la certitude. »
Voilà une propriété qui rattache le raisonnement par analogie à la catégorie des raisonnements non démonstratifs ou dialectiques, c’est-à-dire qui repose sur des prémisses non nécessaires mais seulement probables ou simplement plausibles.
Mais ce qui fait la spécificité de l’analogie, c’est le mode d’acquisition des prémisses. Or, ce mode d’acquisition est de type inductif.
Ce point n’est pas accepté par tout le monde.
On a vu par exemple défendre le point de vue que l’analogie opère une relation du particulier au particulier, alors que l’induction implique une relation du particulier au général, tandis que la déduction est un rapport du général au particulier.
Cette conception ne résiste pas longtemps à l’analyse.
En effet, le point de départ du raisonnement par analogie est un calcul de similitude, lequel suppose une première opération d’abstraction par simplification-généralisation sur l’objet source (le phore), puis une seconde opération d’abstraction par simplification-généralisation sur l’objet cible (le thème), suivie d’une comparaison entre les résultats de ces deux opérations. Le passage du particulier au général qui seul autorise le rapprochement entre les deux objets est ce qui caractérise l’induction. Ensuite, l’opération consistant à appliquer à l’objet cible les caractéristiques sélectionnées de l’objet source est quant à elle une opération purement déductive, du général au particulier.
C’est ce qui fait dire à Houda Araj que le raisonnement par analogie est un raisonnement hybride qui se compose d’une induction et d’une déduction.
À y regarder de près, on peut observer que le syllogisme est dans le même cas.
En effet, le syllogisme consiste à partir de prémisses, qui dans le modèle canonique sont au nombre de deux, mais qui peuvent être plus nombreuses, à déduire une conclusion. Et l’effort de la logique formelle a été de dégager les conditions des raisonnements valides, c’est-à-dire corrects en la forme, indépendamment de la vérité des propositions qui les composent et d’abord de la vérité de leurs prémisses.
Or, l’établissement des prémisses peut dépendre d’une induction. Dans ce cas, le syllogisme pris dans sa totalité apparaît lui-même comme un raisonnement hybride composé d’une ou plusieurs inductions, et d’une déduction. Et comme la vérité d’un syllogisme dépend non seulement de sa vérité formelle ou validité, mais de la vérité matérielle de ses prémisses (Aristote, Premiers Analytiques, II, 18), se pose la question de la validité du mode d’obtention de ses prémisses, donc de l’induction. Question à laquelle la logique formelle s’est bien gardée de rechercher une réponse.
Le raisonnement par analogie n’étant ni plus ni moins qu’une forme de syllogisme fondée sur un rapport de similitude entre les prémisses et dans laquelle les prémisses sont de nature inductive, la question centrale du raisonnement par analogie est celle de la validité de l’induction comme source des prémisses.
Peirce est un des rares philosophes modernes à avoir traité de l’induction sous l’angle de sa validité.
À la différence de John Stuart Mill qui faisait découler la validité de l’induction de l’ordre naturel des choses, Peirce la déduit de deux facteurs fondamentaux.
Le premier est une aptitude particulière de l’esprit humain à penser par abstraction, généralisation, catégorisation. Et ce fait est étroitement lié à la sémiotique de Peirce selon laquelle le concept étant le signe, l’homme ne pense que par signes. De la même manière, Peirce rejette l’idée de la connaissance purement intuitive, c’est-à-dire de la connaissance première, qui ne soit pas elle-même déterminée par des connaissances antérieures, et dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit. Toute image est une image construite par l’esprit. Chaque sens est un mécanisme d’abstraction. (1984, p. 222-223). Il n’y a rien ici qui soit en désaccord avec les enseignements de la psychologie cognitive[2].
Le second facteur assimile l’inférence probable à une inférence statistique.
Aucun univers n’est possible qui ne comporte certaines généralités exprimables dans des propositions universelles.
Or, le seul moyen de parvenir à de telles propositions universelles passe par des raisonnements probables. Il faut donc expliquer comment le raisonnement probable peut permettre de connaître ces généralités. La raison en est que ces généralités représentent des classes dont les membres présentent nécessairement certaines propriétés communes (au moins une), et que les parties sont homogènes au tout. Toute inférence probable, qu’il s’agisse d’une induction ou d’une hypothèse (abduction), est une inférence des parties au tout. Le risque d’erreur dans l’induction tient au fait qu’on ne peut jamais être sûr que l’échantillon soit absolument représentatif ; mais si l’expérience est suffisamment poursuivie le résultat doit se corriger et s’approcher à long terme de l’exactitude. Ainsi, nous ne pouvons dire que les inductions sont vraies dans leur généralité, mais seulement qu’à long terme elles approchent de la vérité. (1984, p. 260-261)
Compte tenu de cette dimension statistique des inférences probables, Peirce est conduit à distinguer plusieurs types d’induction :
- L’induction quantitative qui permet d’inférer à partir d’un échantillon pris au hasard la proportion approximative des membres d’une collection qui possèdent un caractère prédésigné.
- L’induction non quantitative ou induction négative qui consiste à inférer d’une hypothèse qui n’est susceptible d’aucune probabilité, que celle-ci ne se produira jamais.
- L’induction qualitative qui n’est autre que cette phase de la méthode expérimentale qui consiste à vérifier ou à tester une hypothèse, en soumettant à l’expérience les conséquences qu’on a pu en déduire sous forme de « prédictions conditionnelles ». Des trois temps de la méthode expérimentale, la formation de l’hypothèse qui est une « abduction », la recherche des conséquences possibles qui est une « déduction », seul le troisième, la vérification des conséquences est une induction, car l’on va inférer de l’observation de certaines conséquences que d’autres conséquences indépendantes des premières, que l’on pourrait également déduire, seront elles aussi expérimentalement établies. Il est clair que cette induction qualifiée de qualitative, en raison des imperfections de l’échantillon des conséquences étudiées, n’est pas sans rapport avec l’induction quantitative.
Dans les trois cas les inductions effectuées sont autocorrectives, c’est-à-dire susceptibles d’être corrigées en fonction de l’expérience. Et ce caractère autocorrectif est évidemment une condition de la validité de l’induction.
Dans la mesure où l’analogie a une place dans la démarche expérimentale, la séquence abduction-déduction-induction soigneusement décomposée par Peirce doit être remplacée par une séquence toujours ternaire induction-déduction-induction, la troisième phase venant confirmer ou infirmer la première. La représentation correcte est donc une boucle systémique :
Ce qui peut nuire à la légitimité du raisonnement par analogie, c’est d’une part que la portée statistique de l’induction initiale est généralement absente. On est donc en présence d’une opération mentale qui, faute d’une base expérimentale réelle, peut davantage s’assimiler à la simple hypothèse, c’est-à-dire à l’abduction, celle-ci n’étant en l’occurrence soumise à aucun des tests de validité qui s’imposent dans une méthode scientifique rigoureuse ; d’autre part que la phase de test est également généralement absente, ce qui peut permettre toutes les dérives. En conséquence le caractère autocorrectif de l’induction scientifique est lui-même inexistant.
Houda Araj écrit ainsi très justement : « L’application aveugle du calcul de similarité conduit à une situation dangereuse, c’est pourquoi l’inférence analogique, telle que connue, doit être raffinée. L’obtention d’une plus grande ressemblance ne se fait pas de manière désordonnée, car ce n’est pas à partir de n’importe quelle similarité qu’il est possible de construire des analogies bien formées et utiles. » (1996, p. 189)
Le raisonnement analogique tel qu’il est employé en droit doit donc être examiné du point de vue de la double induction initiale donnant lieu au constat de similitude et d’autre part du contrôle au niveau de l’application de la décision prise sur la base du constat de similitude et de la déduction qui en a été tirée.
En ce qui concerne le premier point, il convient d’envisager les différentes hypothèses dans lesquelles on se trouve en présence d’un raisonnement analogique.
La source de l’analogie, comme de la métaphore, est l’existence d’au moins un trait sémantique commun entre deux objets, le terme objet étant ici pris dans son acception la plus large.
L’hypothèse la plus immédiate, c’est le raisonnement par le cas ou par l’exemple.
Certains auteurs ont contesté que le raisonnement par le cas ou par l’exemple relève du raisonnement analogique. Chaïm Perelman notamment, qui a consacré deux chapitres distincts dans L’empire rhétorique à l’argumentation par l’exemple, à l’analogie et à la métaphore, se fonde sur le fait que dans l’analogie, le phore et le thème appartiendraient à deux domaines hétérogènes, alors que dans l’argumentation par l’exemple les deux exemples comparés appartiennent au même domaine.
L’argument de Chaïm Perelman pourrait être retenu si l’on était convenablement éclairé sur ce qu’il entend réellement par « domaine hétérogène ». Pour lui, les domaines du phore et du thème sont hétérogènes car le domaine du phore est « mieux connu que celui du thème » (1977, p. 128).
En théorie sémantique, cette différence dans le niveau de connaissance entre deux cas de la personne qui opère le rapprochement, ne saurait en rien fonder une différenciation entre deux domaines sémantiques.
Par ailleurs, on peut constater dans les travaux de formalisation du raisonnement par analogie développés en intelligence artificielle, que l’hypothèse que le phore et le thème appartiennent à des univers différents est une éventualité, mais non une contrainte. (Le raisonnement en intelligence artificielle, p. 368). Ainsi, l’analogie permet de raisonner dans l’univers de la thermodynamique en se fondant sur des résultats connus dans l’univers de l’hydraulique, dans le domaine de la géométrie en transposant un raisonnement tenu sur les segments de droite dans un raisonnement sur les angles.
Enfin, le raisonnement sur les cas suppose une différence de niveau de connaissance entre le cas faisant office de phore ou de référence ou de modèle et le cas qui constitue le thème. Sinon, on ne voit pas très bien l’intérêt du raisonnement sur les cas.
Ce qui fait la spécificité du raisonnement sur les cas, c’est qu’à partir d’un cas particulier, on induit une généralisation que l’on applique ensuite à tous les cas jugés similaires.
Ce qui fait problème au plan de la théorie du raisonnement, c’est l’unicité du cas source, c’est la généralisation opérée à partir d’un seul cas. Il est clair que le droit n’étant pas une science expérimentale, ce qui n’est pas acceptable en science expérimentale peut l’être en droit, et le mode de raisonnement non valide en science expérimentale, peut être parfaitement valide en droit. Il faut cependant se poser la question de la justification en droit du fait qu’un juge puisse prendre une proposition singulière et la généraliser avec un quantificateur universel pour la convertir en règle de droit en s’appuyant sur un seul cas. La question revient à déterminer pourquoi tel cas sera considéré comme exemplaire pour prendre valeur de précédent et d’autres non.
Houda Araj apporte un début d’éclaircissement théorique en donnant une nouvelle formulation de la distinction entre induction quantitative et induction qualitative, inspirée de toute évidence de la distinction entre extension et compréhension ou intension, héritée des philosophes médiévaux et revisitée par la sémantique vériconditionnelle de Montague via Carnap.
« Dans l’induction de quantité, la similarité est recherchée moins sur les propriétés et plus sur les instances. Plus le nombre d’instances est élevé, plus la chance de généraliser sans risque d’erreurs est grande. L’induction de quantité est basée sur la similarité répétée d’un nombre d’observations assez important. Par contre, dans l’induction de qualité, la similarité est recherchée plus sur les propriétés et moins sur les instances. Plus la ressemblance est basée sur les qualités abstraites, plus le lien établi est innovateur. » (1996, p. 286). Résumant par une formule triviale, on peut dire que la qualité vaut mieux que la quantité, assertion sans valeur scientifique évidemment, mais qui pose bien la différence qui peut exister entre le raisonnement scientifique et le raisonnement juridique qui est un travail sur le sens et non un travail sur les phénomènes.
Ensuite joue l’argument d’autorité qui fait que lorsque le juge attribue à un cas la valeur d’un précédent, il manifeste la volonté d’en universaliser la portée en vue de l’appliquer à d’autres cas. L’acte est significatif d’une politique jurisprudentielle déterminée.
Dans un ordre juridique hiérarchisé, une valeur toute particulière s’attache bien évidemment aux décisions et aux jugements des juridictions suprêmes.
Pour autant, nous ne pouvons pas approuver Houda Araj, lorsqu’il limite l’induction utilisée dans le raisonnement analogique à l’induction de qualité.
En effet, si l’on considère que le raisonnement juridique n’est pas une exclusivité du juge, mais également le fait de celui qui applique le droit et de celui qui le commente, l’induction de quantité peut reprendre ses droits, et nous considérons pour notre part, comme nous le verrons plus loin, que le raisonnement impliqué par la démarche connexionniste est de nature analogique. C’est par la multiplicité de cas semblables que le praticien ou l’usager peut prévoir la règle dans son application, et cet aspect du raisonnement juridique, dans un système régulé, est certainement aussi important que le raisonnement du juge qui reste évidemment central.
Dès lors, que le raisonnement par le cas prenne pour phore un cas jugé plus exemplaire que d’autres, ou une série de cas qui ne sont que des répétitions du cas exemplaire qui n’est que le premier d’une lignée de jurisprudences, et qui fait donc figure de modèle, il n’est pas difficile de considérer le raisonnement par le modèle comme un raisonnement de nature analogique. Au lieu que le référent soit un cas concret, le référent est un cas idéal. D’ailleurs, Chaïm Perelman traite dans le même chapitre l’argumentation par l’exemple et l’argumentation par le modèle à imiter qui n’est qu’un cas particulier de l’argumentation par l’exemple.
En fait, lorsque la loi pose des définitions, qu’elle précise des circonstances entraînant l’application de règles particulières, elle définit des types qui sont autant de modèles par rapport auxquels il conviendra de traiter les cas concrets.
Dès lors deux situations peuvent se présenter.
Ou bien la loi exige une condition précise, objective, telle que l'âge, le sexe, la détention d'un diplôme pour déclencher une action. L’induction est dans ce cas certaine, incontestable, et la déduction l’est donc tout autant. Ou bien, la loi reste floue. Dès lors que l'administration, le particulier, ou le juge est en situation d'appliquer une notion qui est logiquement "floue", l’induction prend alors une valeur seulement probable. Le raisonnement analogique n’en demeure pas moins inéluctable.
Il est clair que le raisonnement qui va conduire à une qualification juridique va fréquemment osciller entre le raisonnement par le cas (induction de qualité) ou les cas (induction de quantité) et le raisonnement par le modèle. Nous avons vu qu’il s’agira en général d’un raisonnement complexe enchaînant plusieurs types de raisonnement élémentaires, mais il est clair que le raisonnement analogique dans ses diverses formes y occupe une place importante.
Une autre hypothèse de raisonnement par analogie est celle ou il convient de combler les lacunes des textes.
Nous avons vu plus haut un exemple en matière de transfert de compétences dans le cadre de la décentralisation où la loi n’avait pas prévu l’hypothèse que des biens transférés par l’État soient des biens mis à disposition par une autre collectivité elle-même locataire et non propriétaire de ces biens. Les biens dont l’État est propriétaire sont transférés gratuitement, sous forme d’une mise à disposition. Par contre les biens dont l’État est locataire font l’objet d’une subrogation de telle sorte que la nouvelle collectivité compétente se trouve substituée à l’État dans ses droits et obligations de locataire. Par analogie, la loi prévoit que lorsque l’État est initialement bénéficiaire d’une mise à disposition de biens qui sont la propriété d’une autre collectivité, ces biens se trouvent mis à disposition de la collectivité nouvellement compétente, mais ne dit rien cependant du cas où le bien est loué par l’autre collectivité. Dire que dans ce cas la nouvelle collectivité compétente doit être subrogée dans les droits et obligations de la première collectivité en tant que locataire est tenir un raisonnement purement analogique.
On peut donner un autre exemple où un raisonnement par analogie est prescrit par un texte qui se trouve être une convention.
La convention du 1er octobre 1929 entre le Conseil Municipal de Paris et le Président du Conseil de l’Université de Paris, comporte un article relatif aux dépenses d’électricité ainsi rédigé : « De compte à demi : Toutes les modifications à l’état de fait actuel, depuis le branchement, colonne montante, jusqu’aux canalisations secondaires et l’appareillage.
« Au sujet des lustres ou autres appareils d’utilisation, l’exemple suivant indique la distinction à observer : s’il y a chute d’un appareil sans que la responsabilité en incombe aux occupants, la Ville paiera la moitié de la dépense si l’appareil doit être remplacé ; mais si l’appareil est réparable (un bras cassé), la remise en état rentre dans l’entretien à la charge exclusive de l’Université. »
Mais nous pouvons ajouter que toutes les évaluations des faits dont nous avons vu qu'elles débouchaient sur une qualification juridique immédiate ou médiate reposent sur des raisonnements de nature analogique sauf cas de revirement ou évolution jurisprudentielle. C'est ainsi que la qualification de faute lourde repose sur une comparaison implicite du cas à traiter avec d'autres cas également qualifiés de fautes lourdes relevant de jurisprudences antérieures.
Il nous faut maintenant traiter du second point relatif à la validité du raisonnement analogique, qui est l’absence de la troisième phase du raisonnement expérimental.
La réponse est sans doute dans la différence qui existe entre une loi physique et une règle de droit.
Une loi physique est dite vraie à partir du moment où elle a subi tous les tests qui vont assurer sa validité scientifique. Par contre la règle de droit correspond à la définition de la vérité analytique. Elle est vraie parce qu’elle est. Elle est vraie en raison de son sens exactement comme l’assertion selon laquelle le chimpanzé est un singe est une assertion qui ne peut être soumise à une vérification scientifique.
La phase de tests qui permet de valider une hypothèse scientifique n’a donc aucune raison d’être dans un raisonnement juridique.
Pour autant, rien n’indique que le raisonnement analogique en droit et le raisonnement analogique en général n’admettent pas des substituts de la troisième phase de la démarche expérimentale.
C’est ainsi qu’il faut comprendre la réserve qui figure dans la définition que nous avons donnée au début de ce chapitre :
« Générer une analogie, c’est avant tout trouver les similarités partielles pour ensuite projeter, à partir de cette similarité et dans des conditions qui permettent la généralisation sans un risque élevé d’erreur, un argument qui ait du bon sens. »
Les conditions qui permettent la généralisation dépendent de la cohérence du système juridique, lequel est dépendant de l’état de la société et des attentes du public qui vont impulser une certaine politique jurisprudentielle. Lorsque le Conseil d’État décide d’abandonner la faute lourde comme fondement de la responsabilité administrative en matière de responsabilité médicale, il provoque une rupture par rapport à la jurisprudence antérieure et crée un cas qui va prendre valeur de précédent et déterminera ensuite les solutions des cas futurs.
En fait la phase de vérification existe bien, mais elle se situe dans l’interaction entre le système juridique et la société globale.
Différents types de modélisation sont possibles selon le type de raisonnement par analogie à mettre en œuvre, et de nombreux travaux dans ce sens sont évoqués dans Le raisonnement en intelligence artificielle, p. 376-380. Quatre étapes principales peuvent être distinguées :
- Recherche et identification d’une source d’analogie en fonction de la description d’un but à atteindre. La recherche comme l’identification font essentiellement appel à la technique d’indexation quand il s’agit de raisonner sur des cas, des exemples ou des précédents. Quand le raisonnement se fait par rapport à un modèle, la recherche s’arrête à la détermination de la règle applicable.
- Élaboration de la mise en correspondance entre la source et le but et des inférences nécessaires.
- Calcul et évaluation de la mise en correspondance et des inférences retenues.
- Consolidation et mémorisation de l’analogie élaborée.
On voit que le modèle conceptuel du raisonnement analogique ainsi élaboré dans le but de mettre au point des analogies satisfaisantes respecte le chaînage séquentiel de la démarche expérimentale : les deux premières étapes sont inductives de quantité et/ou de qualité, la troisième déductive et la quatrième inductive de qualité au sens donné par Peirce.
[1] Interpréter le droit : le sens, l'interprète, la machine, sous la direction de Claude Thomasset et Danièle Bourcier, Bruylant, Bruxelles, 1997, p.169-196.
[2] Voir notamment Pensée et Langage (L. Vygotski, 1933, trad. fr. 1997) ; Catégorisation et développement cognitif (Olivier Houdé, PUF, 1992)
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Raisonnement juridique et raisonnement approximatif
Bien que le droit manipule à longueur de temps des concepts flous, la logique floue ne lui apporte pas toujours le secours que l'on pourrait croire.
Comme le relève Jacky Legrand (1996, p.425-429), la logique floue a pour principal objet de déterminer des actions à partir de situations floues ou perçues comme telles. Le droit doit décider, à partir d'ensembles d’indices, permettant une interprétation des faits ou du droit, si tel ou tel acte est constitutif ou non d'une "faute simple" ou d'une "faute lourde", si telle action ou telle décision comporte ou non un "grave risque de nuisance", la conséquence de la qualification juridique étant dictée par la loi ou le texte réglementaire applicable.
Nous avons vu plus haut que certains concepts en droit pouvaient ne pas être strictement définis avant que des faits ne soient juridiquement qualifiés à l’aide de ces mêmes concepts. De même, certaines notions ne sont pas même définissables. Prenons le cas de la « faute lourde ». On peut dire que c’est une faute plus grave que la faute simple, et qu’à l’inverse la faute simple est moins grave que la faute lourde, mais il ne s’agit pas là de vraies définitions.
Nous avons vu que d’autres notions théoriquement parfaitement définissables, dites notions à contenu variable, étaient néanmoins telles que leurs définitions ne permettent pas d’obtenir une qualification juridique certaine.
Dans ces trois hypothèses, conceptuellement distinctes, on peut considérer que nous sommes en présence de notions floues et que l’identification résultera sur un nombre de cas plus ou moins grand d’une interaction entre la définition, qui peut d’ailleurs n’être jamais obtenue, et le processus de qualification juridique..
On peut observer toutefois que si l’administration ou le juge dans leur fonction d’application de la loi, sont obligés de décider par rapport à une qualification juridique qui, une fois acquise, est réputée certaine, le citoyen qui ne décide pas, élaborera des raisonnements juridiques sur la base de qualifications juridiques parfois certaines, mais parfois seulement probables.
Par ailleurs, le législateur ou l’autorité réglementaire dans leur fonction d’élaboration de la règle tient un raisonnement fondé sur les effets attendus mais plus ou moins certains d’une réglementation. Lorsque le doute domine, cette préoccupation peut conduire à l’édiction de réglementations expérimentales ou provisoires, et révisables après bilan et évaluation. Compte tenu de l’instabilité et de l’insécurité juridique qui peut résulter de ce type de pratique, il ne faut évidemment pas en abuser, d’autant que les circonstances ne se prêtent pas toujours à ce type de démarche. En fait, aucune réglementation n’est jamais totalement définitive et toute réglementation est par définition provisoire.
Le comportement de l’automobiliste sur autoroute par exemple présente une évidente dimension juridique et l’on pourrait tenter une modélisation de ce comportement à la fois du point de vue du conducteur, de celui du gendarme, de celui du juge et enfin de celui du législateur. Chacun de ces acteurs tient un raisonnement juridique qui est certainement très différent de celui des autres acteurs.
Il s’agit d’une voie de recherche probablement féconde mais qui nous ferait sortir du champ déjà vaste de notre propre sujet qui est plutôt celui de l’édiction, de la représentation et de la compréhension du droit.
Pour s’en tenir à cette conception restreinte du droit et du raisonnement juridique, il est aisé de démontrer que le raisonnement juridique non seulement ne doit rien, mais est en réalité en opposition complète avec ce que l’on appelle les raisonnements approximatifs.
En effet le propre des raisonnements approximatifs, qu’ils partent de prémisses incertaines ou de prémisses imprécises (floues), est de produire des conclusions elles-mêmes incertaines ou imprécises.
Ce qui les distingue fondamentalement du syllogisme aristotélicien, ce n’est pas l’incertitude des prémisses, mais leur aptitude à utiliser éventuellement des règles incertaines ou imprécises et de projeter cette double incertitude ou imprécision sur les conclusions, lesquelles sont ensuite susceptibles d’être réintroduites comme prémisses dans des raisonnements subséquents également incertains ou imprécis.
En droit, il y a le moment de la délibération, qui porte sur les prémisses, qui est le lieu de l’incertain, de l’imprécis, du probable ou du plausible, et il y a celui de la décision ou du jugement, qui est fondamentalement binaire, la ligne de séparation étant constituée par la qualification juridique, unique objet de la délibération : coupable ou non coupable, intérêt public ou non-intérêt public, et il y a enfin le moment de l’application, qui est entièrement déduite de la règle. Rien n’est plus étranger au droit qu’une règle puisse être assortie d’un coefficient de confiance.
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Raisonnement statistique et approche connexionniste
Tout autre est l’approche connexionniste.
L’approche connexionniste a pour principal objet l’élucidation des non-dits des textes normatifs, c’est-à-dire tous ces concepts non définis, concepts ou notions à contenu variable, qu’ils soient en instance de définition ou non susceptibles d’une définition précise, et qui pourtant font partie des normes juridiques : « ordre public », « nécessités de la circulation », « urgence », etc.
Danièle Bourcier (1992) a montré que la technologie des réseaux de neurones permettait de « faire émerger des normes ». Une étude de Valéry Mayer-Blimont (1996) conduit à la même conclusion.
On peut dire que chaque fois que le raisonnement juridique nécessite dans son déroulement l’évaluation ou l’appréciation de faits ou de situations, chaque fois que se pose un problème de qualification juridique ne reposant pas sur une définition précise appelant une réponse binaire immédiate par oui ou par non, le réseau de neurones peut apporter une réponse pertinente, pourvu que l’on dispose d’un fonds de cas à la fois quantitativement significatif et présentant un spectre de variations suffisamment discriminantes pour que la fonction d’apprentissage du réseau de neurones joue convenablement.
Deux autres limitations sont évoquées par Danièle Bourcier qui n’invalident en aucune manière la méthode.
La première limitation vient du fait qu’il n’est pas envisageable de se reposer sur les réseaux de neurones pour faire émerger spontanément des structures conceptuelles des textes analysés par les réseaux comme des matières brutes. Il est nécessaire d’imposer aux réseaux une ou plusieurs grilles de lecture sur la base desquelles ils vont dégager des régularités rendant la solution plus prévisible. Et ceci s’explique très bien dans la mesure où l’entendement est impossible sans des structures mentales préétablies et sans des préconstruits culturels. Constater que les réseaux de neurones ne peuvent faire émerger des concepts dans la plénitude de leur signification, cela revient à confirmer le rejet, à l’instar de Peirce, de la possibilité d’une connaissance scientifique strictement intuitive. « …toute pensée doit (en effet) être interprétée dans une autre » et « toute pensée est pensée par signes » (1984, p. 91). Vygotski arrive au même résultat quand il conclut que « le concept n’existe jamais qu’au sein d’une structure générale du jugement en tant qu’il en est une partie inséparable » (1997, p. 266).
La seconde limitation vient du fait qu’il appartient au modélisateur de pondérer l’importance des jurisprudences. Certaines, plus exemplaires que d’autres, peuvent ainsi être introduites plusieurs fois pour peser davantage dans le raisonnement. À l’extrême, un revirement jurisprudentiel constitue le premier cas d’une jurisprudence nouvelle qui invalide tous les cas antérieurs.
Sous réserve de ces limitations, dont on conviendra aisément qu’elles laissent une large marge à l’intervention humaine, les réseaux de neurones peuvent apparaître comme des sortes de capteurs permettant d’appréhender des faits et des situations laissés à l’appréciation des administrateurs et des juges et dont les éléments produits viendront s’intégrer dans des raisonnements juridiques complexes
Plus que le raisonnement lui-même, la question fondamentale reste en effet très généralement de connaître le contenu sémantique que l'on apporte à tel ou tel concept juridique et l’appréciation que l’on porte sur des faits ou des situations.
En toute logique, la détermination peut être a priori, si l'on est en mesure de définir les critères et éventuellement la pondération des critères servant à définir un concept juridique. Mais le cas est plutôt rare. Ainsi, par exemple, l'article 123-4 du code de l'urbanisme interdit aux communes de procéder à des modifications de leurs POS, selon la procédure simplifiée, dès lors que la modification change l'économie générale du projet ou présente de "graves risques de nuisances". La question est donc de savoir ce que le juge peut entendre par "économie générale" ou "graves risques de nuisances". Un jugement du 2 janvier 1989 du tribunal administratif de Limoges stipule que "la notion de modification ne comportant pas de graves risques de nuisance ne peut s'apprécier que par rapport à la nature de la modification, à son objet lorsque celui-ci est suffisamment défini, et à sa localisation"[1]. On admettra facilement que ce début d’approche ne suffit pas à rendre la solution prévisible et que l’approche connexionniste peut permettre de reproduire le raisonnement du juge en dégageant des régularités statistiques.
On démontrera sur quelques exemples de constructions juridiques complexes parfaitement identifiables et connues que le raisonnement juridique s’appuie à la fois sur des enchaînements logiques tout à fait classiques, et sur des appréciations ou évaluations de faits, de situations et de qualifications juridiques qui guident le déroulement du raisonnement.
[1] Le Moniteur des travaux publics, 11 juillet 1997, p. 41.
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Quelques exemples de constructions complexes
Recevabilité et intérêt pour agir
Pour engager devant le juge une procédure, il est nécessaire que le recours réponde à certaines conditions de recevabilité. Évidemment, ces conditions ne sont pas identiques selon la nature du recours (recours pour excès de pouvoir, recours de plein contentieux, action civile, etc.) et selon la juridiction saisie (juridictions judiciaires ou administratives, juge de premier instance, juge d’appel ou juge de cassation). Néanmoins, les modes de raisonnement ne sont pas différents de ceux qui seront étudiés plus loin à propos de la qualification juridique des faits. Toutefois, vu le caractère de très grande généralité des problèmes de recevabilité des recours, il peut être utile d’examiner les modes de raisonnement mis en œuvre.
Pour exercer une action en justice, il faut pouvoir réunir plusieurs conditions relatives à :
- la personne du sujet qui agit
- la capacité pour agir
La capacité pour ester en justice devrait s’apprécier à partir de données non ambiguës, ce qui est généralement le cas en droit civil. Les conditions du droit civil s’appliquent également en droit administratif. Néanmoins, en droit administratif et particulièrement dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, le Conseil d’État reconnaît à des personnes physiques ou morales qui seraient incapables selon le droit civil la capacité d’exercer le recours pour excès de pouvoir contre les décisions qui affectent « le principe fondamental de la liberté individuelle » (10 juin 1989, Dame Poujol) ou tout droit fondamental. Ainsi les personnes morales conservent-elles la capacité d’attaquer par le recours pour excès de pouvoir les décisions prononçant leur dissolution bien qu’elles soient alors privées d’existence juridique (22 avril 1955, Ass. franco-russe dite Roussky-Dom.). Autrement dit, la mise en cause d’une liberté fondamentale entraîne une interprétation large de la capacité pour agir. La question est donc de savoir si une liberté fondamentale est en cause, ce qui nécessite une appréciation de la qualification juridique de la situation. La question est aussi de savoir dans quelle limite il est possible d’appliquer une interprétation large de la capacité dérogeant aux règles objectives du droit civil.
- la qualité du requérant
- l’intérêt pour agir
La notion d’intérêt est une des plus complexes et floues qui soit.
- au droit ou à l’intérêt protégé par la loi
- la nature de l’acte attaqué
Lorsque l’objet du litige est un acte juridique, la nature de l’acte détermine la recevabilité du recours.
Ainsi, en matière de recours pour excès de pouvoir, un contrat n’est pas susceptible d’être attaqué. Seule la décision administrative de signer le contrat l’est. La détermination de la nature de l’acte, acte unilatéral ou contrat relève d'une appréciation dans laquelle la qualification juridique se confond avec la constatation de la réalité matérielle des faits.
Par ailleurs, parmi les actes unilatéraux, seuls les actes faisant grief sont susceptibles de recours. La détermination des actes faisant grief et des actes ne faisant pas grief nécessite une analyse qui relève de la notion de qualification juridique des faits. Il n’y a pas de manière logique de déterminer quand une décision ou un acte doit être considéré comme faisant grief ou ne faisant pas grief. En effet, quand on sait que pendant longtemps, la décision d’exclure un élève d’un établissement scolaire était considérée comme une mesure d’ordre intérieur, et que par nature ce type de mesure était considéré comme ne faisant pas grief, il est clair que la qualification juridique relève dans certains cas de la pure opportunité. Tout récemment, le Conseil d’État très opportunément, sans ôter aux sanctions appliquées à un élève son caractère de mesure d’ordre intérieur, n’en a pas moins considéré que ces mesures devaient être considérées comme des mesures faisant grief et donc susceptibles de recours pour excès de pouvoir. La jurisprudence a évolué dans le sens d’une plus grande admissibilité du recours pour excès dans les deux autres domaines de prédilection de la jurisprudence sur les mesures d’ordre intérieur que sont l’administration pénitentiaire et l’armée. Faute de chercher une logique là où il n’y en a pas, sinon une logique étrangère à celle qui entoure la notion de décision faisant grief, la seule manière de traiter logiquement la question de la détermination de la qualité de décision ou acte faisant grief est d’établir une liste de cas aussi complète que possible.
Toutefois, une difficulté surgit quand une décision ne faisant pas grief en vertu de sa forme fait matériellement grief en vertu de son contenu. C’est notamment le cas des circulaires dites réglementaires parce que, alors qu’une circulaire ne peut qu’être interprétative et devrait se limiter à indiquer au service de quelle manière il doit appliquer une disposition légale ou réglementaire, elles créent en réalité de véritables règles de droit imposables aux intéressés et prévues par aucun autre texte. La question, ainsi que cela est décrit dans les conclusions du commissaire du gouvernement Tricot dans l’arrêt Notre-Dame de Kreisker (CE 29 janvier 1954), devient de savoir si la disposition attaquée est une disposition ajoutée à l’ordre juridique par la circulaire, créant des droits nouveaux, des obligations ou des sujétions nouvelles, ou si elle résulte des textes déjà existants. Malgré les hésitations de la jurisprudence et la relative complexité de la matière, la détermination finale se résout à un critère simple, constitutive d’une quasi-règle légale, sans permettre néanmoins une totale prévisibilité de la décision du juge, laquelle n’est d’ailleurs jamais certaine, même quand le juge fait application d’une disposition légale ou réglementaire a priori tout à fait claire.
Donc rien ne s’oppose à ce que pour certains actes ou décisions ambigus quant à leur qualité d’acte ou décision faisant grief, la réponse à la question principale renvoie à la réponse à une autre question dont la résolution relève soit de la vérification matérielle, soit d’une appréciation de la qualification juridique dans laquelle la marge d’appréciation du juge est en réalité très réduite.
- la nature de la requête ou l’objet de la demande
La nature de la requête intervient évidemment dans sa recevabilité. Une requête tendant à l’obtention d’une indemnité ne saurait notamment être admise comme base d’un recours pour excès de pouvoir.
De même si la demande a déjà été jugée ou si elle est en cours d’examen, la même requête ne peut que se voir opposer une fin de non-recevoir.
Dans le premier cas, nous sommes très près de la simple vérification matérielle. Toutefois, si la demande vise à la fois l’annulation et l’indemnité, seule la première partie de la demande est recevable.
Dans le second cas, l’appréciation de la qualification du caractère identique ou non de la requête apparaît a priori également directe et immédiate.
- Le motif invoqué
Le motif invoqué peut intervenir dans la recevabilité de la requête.
Ainsi, les élus d’une assemblée délibérante étaient, jusqu'à un revirement récent du Conseil d’État, en mesure d’attaquer une délibération de cette assemblée sur le fondement d’une irrégularité de procédure mettant en cause leurs droits d’élus, mais pas sur la base d’une illégalité substantielle.
Cette observation rejoint la question de l’intérêt pour agir. Au cas particulier, il est admis aujourd’hui que les élus d’une assemblée représentative peuvent être fondés à demander l’annulation d’une délibération sur le fondement de l’illégalité de cette délibération.
- les délais dans lesquels sont formés les recours
Chaque type de recours ou d’action a ses règles dont l’application requiert une simple constatation matérielle ne souffrant aucune marge d’interprétation.
Dans tout litige porté devant le juge il est nécessaire de justifier d’un intérêt pour agir, intérêt éminemment variable selon la nature du recours.
C’est dans le domaine du contentieux objectif du recours pour excès de pouvoir que l’appréciation de l’intérêt pour agir présente le plus d’intérêt.
Le principe d’égalité et logique juridique
Le principe d’égalité se prête à une formalisation proche d’un algorithme.
Partant du principe que les situations comparables doivent être réglées de manière semblable, on peut déduire deux sous principes :
- on peut traiter différemment des situations différentes
- sauf si la différence repose sur des critères qui ne permettent de fonder aucune discrimination en vertu de la Constitution : la race, le sexe, les croyances, etc.
- à moins qu’il ne s’agisse d’une discrimination positive, visant à corriger des inégalités de fait (notion récemment admise par la jurisprudence, puis par la loi – cf. loi constitutionnelle sur la parité hommes-femmes pour les élections)
- en tout état de cause, la discrimination légale doit être soit conforme à l’objet de la loi et à la Constitution, si l'on est dans le cas d'un contrôle de la conformité d’une loi à la Constitution, ou bien la discrimination opérée par un texte réglementaire doit être prévue ou conforme à l’objet de la loi, s’il s’agit de contrôler la légalité d’un règlement (cas dans lequel on suppose que le juge n'a pas le pouvoir de contrôler également la constitutionnalité de la loi).
- On peut exceptionnellement traiter différemment des situations identiques ou comparables
- À condition qu’un intérêt général le justifie
- Qu’il ne s’agisse pas d’une discrimination constitutionnellement prohibée (cas visés plus haut)
- Et que la discrimination soit conforme à l’objet de la loi, s’il s’agit d’apprécier la constitutionnalité de la loi, ou soit prévue par la loi, s’il s’agit d’apprécier la légalité d’un règlement.
On voit bien que la conclusion du raisonnement ne dépend pas de la structure de ce dernier mais de la réponse à des questions d’appréciation des faits ou des situations :
- Quand des situations sont-elles considérées comme analogues ou différentes ? Ainsi, pour refuser le bénéfice d’un tarif préférentiel aux résidants continentaux du département de Charente-Maritime pour accéder au pont de l’Ile-de-Ré le Conseil d’État a-t-il nié qu’il y ait une différence de situation entre les habitants des autres départements et ceux de Charente-Maritime. Par contre, quelque temps plus tard, le Conseil constitutionnel a validé une loi prévoyant un tarif privilégié pour les habitants continentaux dudit département, admettant en cela qu’il existait bien une différence de situation entre les habitants continentaux du département et les résidents des autres départements.
- Comment définit-on l’intérêt général qui peut justifier de traiter différemment des situations ou faits comparables ?
Erreur manifeste d’appréciation
La notion d’erreur manifeste intervient chaque fois que la loi reconnaît un pouvoir d’appréciation large ou discrétionnaire à l’administration.
L’erreur manifeste d’appréciation s’intègre à une multiplicité de raisonnements juridiques.
Ainsi, dans le cadre du principe d’égalité, la dérogation au principe pour motif d’intérêt général n’est possible que si l’atteinte au principe ne dépasse pas manifestement ce qui serait nécessaire à la poursuite des objectifs d’intérêt général de la loi. (CC 7 janvier 1988, mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole).
L’erreur manifeste d’appréciation a été développée dans d’autres champs jurisprudentiels en vue de resserrer le contrôle du juge sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration :
- Détermination des sanctions disciplinaires dans la fonction publique ;
- En matière de fonction publique : les décisions relatives à la notation des fonctionnaires ; les nominations au tour extérieur, le classement des corps de fonctionnaires dans les catégories, etc.
- En matière de droit de l’urbanisme : les décisions relatives au contenu des POS et notamment le classement des terrains (zonage) ; les décisions relatives au contenu des schémas directeurs, etc.
- Police des étrangers
De même que l’on ne sait pas définir la notion de faute lourde, il n’y a aucun moyen de définir l’erreur manifeste d’appréciation, si ce n’est pour dire que l’erreur manifeste est plus manifeste que l’erreur simple et l’erreur simple moins manifeste que l’erreur manifeste. D’autant que l’erreur n’est pas toujours à proprement parler une erreur, mais un écart qui peut paraître exagéré par rapport à une application qui serait dite normale.
Ainsi, l’autorité administrative saisie d’une demande de permis de construire est seulement autorisée (et non contrainte) à refuser le permis si la construction projetée est de nature à porter atteinte, par exemple, au caractère des lieux avoisinants. En conséquence de quoi, l’octroi du permis, alors que la construction projetée est susceptible de porter atteinte au caractère des lieux environnants, est soumis à un contrôle restreint impliquant le recours à la notion d'erreur manifeste si le juge veut quand même contrôler la décision, ce qui peut l'amener à qualifier de manifeste une erreur qui ne l'est manifestement pas.
Le principe de proportionnalité
En réalité la portée du contrôle, et par voie de conséquence la norme appliquée, est fonction d’une part de la nature de la décision attaquée et d’autre part de la volonté du juge d’accroître ou de limiter son contrôle.
En ce qui concerne la nature de la décision, le cas du pouvoir disciplinaire est tout à fait illustratif. Le contrôle sera entier pour déterminer si l’acte répréhensible est de nature à justifier une sanction. L’intensité de la sanction sera justiciable quant à elle d’un contrôle restreint limité à l’erreur manifeste d’appréciation.
Par nature, la qualification juridique, dès lors qu’il s’agit d’appliquer une définition suffisamment précise est par construction un contrôle entier ou normal, c’est-à-dire un contrôle de proportionnalité. Toutefois, il se peut que lorsque que l’on n'est pas dans l’hypothèse de concepts précisément définissables, le principe de proportionnalité implique un contrôle du juge très étroit sur les décisions de l’administration.
Le domaine d’élection du contrôle de proportionnalité est celui de la police administrative. Le juge alors vérifiera si les limitations apportées à l’exercice d’une liberté publique sont strictement nécessaires à la satisfaction d’un intérêt général et particulièrement aux nécessités de l’ordre public. Évidemment, la « stricte nécessité » ne se laisse pas simplement définir. L’approche connexionniste peut aider à localiser les cas où la stricte nécessité est avérée et ceux où elle a été outrepassée.
Le problème se complique un peu quand il faut appliquer le principe de proportionnalité en fonction de plusieurs motifs d’intérêt général partiellement contradictoires. Nous reviendrons plus loin sur ce type de problématique qui s’illustre de manière exemplaire dans le domaine du droit de grève, dans celui de l’urbanisme et de grandes opérations d’équipement, et dans celui de la laïcité.(cf. p. Erreur ! Signet non défini.)
Le contrôle de l'erreur de droit
Le contrôle de l'erreur de droit fait appel au type de raisonnement inférentiel. Indépendamment de toute vérification de la réalité et de la qualification juridique des faits, l'application qui est faite de la règle de droit est quasi logiquement incorrecte.
L'erreur de droit peut être simple ou directe s'il résulte très clairement de l'exposé des faits qu'un acte est directement contraire à la règle juridique qui le régit. Un chef d'établissement qui modifie de manière unilatérale le règlement intérieur de l'établissement alors que le statut de ce dernier prévoit explicitement que le règlement intérieur doit être approuvé par le Conseil d'administration, commet une erreur de droit.
Toutefois, un cas apparemment simple peut cacher une problématique plus complexe. Supposons que ledit règlement intérieur comporte une clause de modification prévoyant, si les circonstances le justifient, que le chef d'établissement peut modifier le règlement, la solution du problème nécessite de faire appel à une règle qui ne résulte pas directement du statut. En effet, il y a contradiction entre le statut qui ne prévoit aucune compétence du chef d'établissement pour modifier de son propre chef le règlement intérieur et la clause du règlement intérieur qui prévoit cette compétence. Il convient dès lors de déterminer si les deux règles sont également valides ou si l'une des deux est invalide. La vérification de cette validité peut être complexe. Toutefois, si le statut est invalide, le règlement intérieur pris en application du statut l'est également. Et si le statut est valide, il existe un principe général du droit selon lequel une autorité quelconque investie d'un certain pouvoir ou de certaines attributions ne peut les déléguer que si le texte institutif, c’est-à-dire au cas particulier le statut, le prévoit. Dans le cas contraire, il y a contradiction entre la décision prise par l'autorité bénéficiaire de la délégation, et la décision de délégation qui est de niveau supérieur. Le statut ne le prévoyant pas la délégation, le Conseil d'administration ne pouvait légalement approuver la clause du règlement intérieur permettant au chef d'établissement de modifier ce dernier. Le chef d'établissement est donc incompétent pour modifier le règlement intérieur. Le présent raisonnement comporte l'utilisation de trois règles :
- les deux règles contradictoires issues d'une part du statut, d'autre part du règlement intérieur
- le principe général du droit en matière de délégation de compétence qui permet d'invalider la clause du règlement intérieur, ce qui ramène le nombre de règles applicables à une, et nous ramène au cas simple du début.
La modification unilatérale par le chef d'établissement du règlement intérieur est donc constitutive d'une erreur de droit.
Supposons maintenant que le statut prévoit effectivement une possibilité de délégation au profit du chef d'établissement, la clause du règlement intérieur recouvre sa validité, et la question se reporte sur la qualification juridique des circonstances qui ont motivé la modification du règlement intérieur par le chef d'établissement et qui doivent être de nature à justifier que le chef d'établissement fasse usage du pouvoir qui lui est reconnu.
Donc, dans ce raisonnement, la première question qu'il fallait poser, et que tout juge se poserait avant toutes les autres dans cette circonstance, est de savoir si l'autorité dont l'acte est contesté avait bien le pouvoir de prendre cet acte. Dans l'affirmative, compte tenu de la formulation de la clause du règlement intérieur, la seconde question est de savoir si les circonstances étaient effectivement de nature à justifier la modification de règlement intérieur. Dans la négative le raisonnement s'arrête car il est possible de conclure. Mais dans l'affirmative, le raisonnement juridique peut être poursuivi en essayant de répondre à la question de savoir si les modifications apportées au règlement intérieur sont justifiées par les mêmes circonstances que celles qui ont justifié que le chef d'établissement fasse usage de son pouvoir de modifier le règlement intérieur. La première phase du raisonnement relève de l'erreur de droit, les deux phases suivantes de la qualification juridique des faits. Cet exemple ne fournit donc pas une illustration pure de l'erreur de droit, ni du raisonnement inférentiel par opposition au raisonnement référentiel, ce qui permet de soulever la question de la pertinence de cette distinction dans le cadre de la recherche que nous poursuivons et si d'autres distinctions plus opérationnelles ne devraient pas être mises en évidence.
En fait, dans cet exemple, nous avons deux types de raisonnement juridique définis par rapport à la nature de la question posée qui s'enchaînent. D'une part un raisonnement qui peut être activé chaque fois qu'une question de compétence se pose. Ce raisonnement est par nature inférentiel, c'est-à-dire qu'il est construit uniquement à partir de règles qu'il convient de valider au plan logique. D'autre part, un raisonnement qui peut être activé chaque fois que se pose une question de prise de décision conditionnée par des circonstances déterminées. Ce raisonnement est référentiel, parce qu'il postule une double qualification juridique des faits : d'abord celle des circonstances que l'on peut assimiler au contrôle des motifs, ensuite celle de l'acte lui-même au regard des circonstances et qui correspond au contrôle du dispositif. Nous nous trouvons ici exactement dans le même type de raisonnement que celui que nous avons précédemment présenté en matière d'ordre public. Donc la nature de la question posée, une fois celle-ci correctement identifiée, permet d'activer un mode de raisonnement spécifique.
Évidemment, notre exemple n'épuise pas toutes les possibilités de raisonnement chaque fois qu'une question de compétence est soulevée. Il arrive ainsi souvent que la question de la compétence soit soulevée indirectement à l'occasion de la contestation d'un acte particulier et de la requalification juridique de cet acte. L'acte relevait apparemment de la compétence de l'autorité qui l'a pris. Or cet acte par son contenu relevait d'une autre autorité et aurait dû être pris dans la forme appropriée.
Dans notre exemple, par simple mesure d'ordre intérieur, le chef d'établissement aurait pu prendre une disposition concernant le fonctionnement interne de l'établissement. Dès lors que cette disposition modifiait le règlement intérieur ou était de celles qui sont normalement réglées par le règlement intérieur, question de qualification juridique, cette disposition devait être prise par la voie d'une modification du règlement intérieur, sauf circonstances exceptionnelles justifiant une dérogation temporaire à l'ordre des compétences. Donc, l'autorité qui pouvait légalement la prendre était celle qui avait pouvoir de modifier le règlement intérieur.
Un chef de bureau signe l'acte d'engagement d'un agent vacataire. Or, il apparaît qu'en réalité, bien que payé à la vacation, cet agent remplit une fonction permanente et doit être considéré, problème de qualification juridique, non comme un agent vacataire mais comme un agent non titulaire de l'administration. Dès lors, le chef de bureau ne pouvait signer l'acte d'engagement, car seul le Directeur avait délégation de compétence pour signer l'engagement d'un agent permanent non titulaire de l'administration.
On devine ici, à peine voilés, les principes de la célèbre jurisprudence Institution Notre-Dame de Kreisker (C.E. Ass. 29 janvier 1954) relative aux circulaires réglementaires mais qui posent des principes tout à fait généraux en matière de compétence et de requalification des actes administratifs.
Que l'on change les autorités administratives concernées, que l'on substitue des actes administratifs individuels à des mesures générales et impersonnelles telles que les actes réglementaires, on constate que ce sont toujours les mêmes types de raisonnement qui sont mis en œuvre.
Un second exemple peut être fourni présentant une problématique assez semblable. Il s'agit de la théorie du retrait des actes administratifs individuels. Cette théorie jurisprudentielle a fait l'objet d'une recherche tout à fait intéressante (J.-P. Bourgois, 1996, p. 434-465) qui présente une analyse comparée des différentes modélisations possibles.
Après avoir rappelé les bases de la jurisprudence Dame Cachet du 3 novembre 1922 et les divers perfectionnements que le Conseil d'État y a apportés, l'auteur observe que cette jurisprudence se laisse assez bien appréhender par les trois grandes catégories d'approche auxquelles il rattache (sans doute cette classification n'est-elle pas exhaustive) les différentes modélisations informatiques du droit, à savoir : l'approche procédurale ou algorithmique, l'approche déclarative et l'approche-objet.
Il ne paraît pas utile de reprendre ici la jurisprudence Dame Cachet, ni même le détail de l'analyse comparative des trois approches. Nous souhaitons néanmoins nous y arrêter rapidement pour y revenir plus tard sur certains aspects de l'approche-objet qui viennent prolonger nos remarques précédentes.
L'auteur observe que tous les langages de programmation orientée objet ont en commun de reposer à la fois sur la sémantique et la taxinomie.
"L'objet repose en effet essentiellement sur une unité de sens. On peut le définir comme une unité de connaissance recouvrant à la fois l'élément "données" mais aussi les méthodes d'exploitation de ces données. Sa particularité essentielle constitue une rupture très nette avec les conceptions traditionnelles en informatique qui distinguent données et code (logiciel) : l'objet revient sur cette distinction fondamentale en intégrant dans un même module des données et le code qui permet à ces données de communiquer avec d'autres objets. Ce n'est qu'à cette condition qu'on pourra lui appliquer éventuellement la règle de l'encapsulation, qui le rendra autonome, et réutilisable dans d'autres applications".
Les objets s'intègrent dans des taxinomies composées de classes dans lesquelles les objets sont reliés les uns aux autres par la relation "sorte de..." et sont régis par le principe de l'héritage selon lequel les objets héritent des attributs de leur classe. Et de citer comme objet de base du droit administratif l'acte administratif individuel qui est une sorte d'"acte administratif unilatéral" qui est lui-même une sorte d'acte administratif. Les objets peuvent du reste relever de plusieurs taxinomies.
Les objets offrent des qualités difficilement assimilables par les autres modes de représentation :
- l'adaptabilité et l'enrichissement progressif : point n'est besoin de restructurer complètement une application pour intégrer des cas nouveaux ou des évolutions jurisprudentielles
- la réutilisabilité qui permet de réutiliser les objets une fois correctement définis dans toutes sortes de constructions juridiques et dans différents contextes juridiques.
Quant à l'approche objet :
- elle s'accommode de la complexité du droit, qu'il s'agisse de sa "complexité de taille" ou de sa "complexité de structure"[1], de sa variabilité, de son incomplétude, du "flou" de bon nombre des concepts qu'il utilise.
- elle est intégrative dans la mesure où elle peut incorporer des modules utilisant l'approche procédurale ou algorithmique, si cette approche est adaptée au problème posé (question de droit totalement résolue), ou l'approche déclarative (représentation de domaines à structures logiques fortes) ou encore l'approche connexionniste (représentation de domaines sans structures logiques fortes).
Pour accompagner l'analyse de J.-P. Bourgois, on peut faire observer qu'un objet n'est pas nécessairement une entité dotée de certaines propriétés au sens de réalité concrète telle qu'un texte normatif ou un acte juridique, mais peut être purement conceptuel. L'objet peut ainsi être une sorte d'agent intelligent capable de traiter un certain type de problèmes, par exemple les problèmes de retrait des actes administratifs individuels, les problèmes de qualification juridique, les problèmes de compétence, etc. Un objet peut être une règle ou un ensemble de règles tendant à un même but ou contribuant à un même objectif. Un objet peut être un simple concept ou une définition que l'on appelle en tant que de besoin dans un raisonnement juridique.
Au demeurant, J.-P. Bourgois note très opportunément avec J.-L. Bilon[2] que "l'approche objet correspond à une méthode d'appréhension du droit familière au juriste. Si on admet que le concept juridique puisse revêtir les habits de l'objet, le juriste utilisera l'objet comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. La "mémoire analytique" de l'étudiant en droit apprend les objets-concepts par leurs attributs (et il existe une typologie complète d'attributs : attributs-forme, attributs-domaine du droit, attributs-fonction de concept) et cet apprentissage forme une "mémoire structurante" du réel...l'approche objet ne fait ici que réaliser (rendre réelle et réifier) une façon habituelle de chercher et de réfléchir." (opus cit. p. 462)
S'agissant de la théorie du retrait des actes administratifs individuels, il faut observer qu'elle n'est qu'une application particulière d'une théorie générale de l'application des actes juridiques dans le temps dont les éléments constitutifs existent et doivent donc seulement être assemblés : ainsi de l'abrogation des lois et règlements et des actes administratifs, de l'application rétroactive ou de l'application aux situations déjà créées. On trouve toujours dans ces jurisprudences, à la fois la volonté d'assurer à la règle sa plasticité en vertu d'un principe fondamental du service public qu'est le principe d'adaptation, mais aussi la nécessité d'assurer à chacun une sécurité juridique suffisante dont le principe de l'intangibilité des situations individuelles est une expression.
À cet égard l'arrêt Barras de 1974 est tout à fait éclairant. Il corrige la jurisprudence Cachet en permettant le retrait d'un acte administratif individuel (qualification juridique) irrégulier ou non (qualification juridique) ayant créé des droits (qualification juridique) au-delà du délai de recours contentieux, lorsque le retrait est demandé par le bénéficiaire de l'acte et lorsque cet acte n'a pas créé de droit (qualification juridique) au profit des tiers. Pour comprendre l'arrêt Barras, il faut comprendre le sens véritable de la jurisprudence Dame Cachet et non seulement les règles de son dispositif que l'approche procédurale prend seul en compte. Lorsque la sécurité juridique est en jeu, ce qui est le cas dans la théorie du retrait du fait de la rétroactivité du retrait (dans le cas contraire il s'agirait d'une abrogation), il est néanmoins possible de prendre une mesure rétroactive lorsque celle-ci est favorable à la situation des administrés. Le Conseil d’État conclut donc à l'erreur de droit, cette erreur étant fondée non sur la lettre, fut-elle jurisprudentielle, de la règle, mais sur la méconnaissance des finalités même de la jurisprudence. Au résultat, la constatation de cette erreur de droit induit la création d'un additif à lettre de la règle.
Or, l'arrêt Barras dans ses motifs a les mêmes fondements que la jurisprudence du Conseil constitutionnel en ce qui concerne l'effet rétroactif des lois pénales, lequel est accepté quand il est favorable aux justiciables, alors qu'il est écarté sur la base de l'article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (selon lequel "nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée"), lorsque cet effet est défavorable, c'est-à-dire lorsqu'il induit une sanction plus sévère. Comme pour l'arrêt Barras, le résultat de la jurisprudence du Conseil constitutionnel est d'introduire un quasi-additif rédactionnel à l'article 8 de la DDHC.
Il en va de même des limitations imposées par le Conseil constitutionnel (CC 10 au 11 octobre 1984) quant à l'application de la loi nouvelle aux situations en cours, et selon lesquelles le législateur ne peut, s'agissant des situations existantes intéressant les libertés publiques (qualification juridique), les remettre en cause que dans deux hypothèses : celle où ces situations auraient été illégalement acquises, celle où leur remise en cause serait réellement nécessaire pour assurer la réalisation de l'objectif constitutionnel poursuivi (qualification juridique).
Les limitations quant à l'abrogation des lois anciennes (CC 29 juillet 1986) obéissent à une logique voisine, dans la mesure où le pouvoir qu'a le législateur d'abroger les lois ordinaires ne saurait aboutir à une absence de garanties juridiques répondant à des exigences constitutionnelles.
Et si nous rapprochons cette jurisprudence de la doctrine administrative en matière d'abrogation des actes administratifs, nous rencontrons la même préoccupation de sécurité juridique. Selon la jurisprudence du Conseil d’État (CE Sect. 10 avril 1959, Fourré et Cormeray, CE Sect. 28 avril 1967, Fédération nationale des syndicats pharmaceutiques et autres) en effet, si la décision a fait naître des droits au profit d'un administré, son abrogation n'est possible que par la voie d'un acte "contraire" répondant à des conditions de compétence particulières, de procédure et de fond, prévues par les textes et dont la raison d'être est d'assurer une protection suffisante des situations juridiques.
Notons au passage, pour y revenir plus tard, l'importance dans ces raisonnements de l'argument téléologique, ou si l'on préfère, la précellence de l'esprit des lois sur la lettre.
La complexité du contrôle de l'erreur de droit peut également résulter du fait que la règle ne découle pas immédiatement du texte mais repose elle-même sur la combinaison de deux ou plusieurs règles nécessitant une interprétation.
Un exemple nous est fourni par l'article 146-4-II du code l'urbanisme déjà cité et plus particulièrement par la combinaison des premiers alinéas de cet article qu'il convient de citer in extenso.
"L'extension limitée de l'urbanisation des espaces proches du rivage ou des rives des plans d'eau intérieurs désignés à l'article 2 de la loi n° 86-2 du 3 janvier 1986 précitée doit être justifiée et motivée, dans le plan d'occupation des sols, selon des critères liés à la configuration des lieux ou à l'accueil d'activités économiques exigeant la proximité immédiate de l'eau.
"Toutefois, ces critères ne sont pas applicables lorsque l'urbanisation est conforme aux dispositions d'un schéma directeur ou d'un schéma d'aménagement régional ou compatible avec celles d'un schéma de mise en valeur de la mer".
L'interprétation la plus spontanée que l'on peut donner de ces deux alinéas est que, hormis les cas où les POS sont couverts et compatibles ou conformes à un schéma directeur, un schéma d'aménagement régional ou un schéma de mise en valeur de la mer, les POS doivent justifier et motiver l'extension limitée de l'urbanisation.
Une autre lecture a été donnée par le Conseil d’État, qui semble la seule interprétation linguistiquement correcte, à savoir que, en tout état de cause, dans les espaces proches du rivage, l'urbanisation ne peut qu'être limitée et que, en présence d'un schéma directeur, un schéma d'aménagement régional ou d'un schéma de mise en valeur de la mer avec lequel le POS est compatible ou conforme, le POS est dispensé d'exposer les motifs de l'urbanisation limitée. Dans le cas contraire, et l'existence d'un POS est indispensable, le POS doit justifier et motiver par des arguments tirés de la configuration des lieux ou de l'accueil d'activités économiques exigeant la proximité immédiate de l'eau.
Considérer que la conformité à ou la compatibilité avec un schéma directeur, un schéma d'aménagement régional ou d'un schéma de mise en valeur de la mer, affranchit de toute limite dans l'urbanisation des espaces proches du rivage constitue une erreur de droit.
Prégnance de l'argument téléologique
La présentation de la méthodologie de l'interprétation que nous avons faite donnerait à penser que l'argument téléologique, celui qui permet d'interpréter la règle de droit au regard du but qui est censé lui être assigné n'est qu'un argument secondaire. Ce qui importe au juge, comme à tout praticien, et même à tout citoyen, c'est la précision du dispositif déterminé par la loi qui seule lui permet d'exécuter le droit de la manière exactement conforme à la volonté du législateur. Ce que souhaite celui qui exécute le droit, c'est que la règle soit sans ambiguïté et limite au maximum sa propre marge d'interprétation. Il souhaite pouvoir se référer à la lettre plus qu'à l'esprit de la loi. L'interprétation implique en effet une subjectivité dans l'application de la règle, puisqu'il y a, d'après la théorie du langage, autant d'interprétations virtuellement possibles que de personnes se livrant à l'interprétation. La jurisprudence a précisément pour objet principal d'introduire de l'objectivité dans l'interprétation des lois et de faire prévaloir l'interprétation du juge sur toutes les autres. La question est d'abord une question de sécurité du système juridique.
Or, contrairement à l'apparence, le but de la règle est toujours présent, et il est même vraisemblable que le but, la finalité de la règle soit l'élément déterminant de toute interprétation, et donc de toute application de la règle.
En fait, la composante téléologique de toute règle est généralement cachée pour des raisons pratiques évidentes. Mais, d'une part le but de la règle est toujours présent, et le juge ne se fait pas faute de la rappeler à l'occasion, d'autre part la règle est parfois complètement dépouillée de son dispositif pour ne comporter que l'expression de son but.
De sorte que l'on peut représenter l'expression de la règle à partir de deux axes, l'un représentant la composante téléologique, l'autre la composante formelle. La composante téléologique correspond à l'esprit de la règle, à l'élément dynamique dégageant un espace pour l'interprétation et pour l'adaptation aux circonstances et à l'évolution des valeurs sociales. La composante formelle correspond à la lettre et se caractérise par son caractère répétitif.
Ainsi, toute règle dans sa formulation comporte dans une proportion variable une composante formelle et une composante téléologique. Parfois, seul le but est exprimé. Parfois, c'est le contraire, seul le dispositif est exprimé, mais le but est sous-jacent, et il appartient au juge de le rappeler en cas de besoin.
Deux exemples permettent d'illustrer le propos.
Le premier exemple est tiré du commentaire de l'arrêt du Conseil d’État Gomel, 4 avril 1914 (Grands Arrêts de la jurisprudence administrative p. 174). "Il arrive même au juge d'exprimer des motifs qui, sans être contraires à la loi, en limitent étroitement l'application. Ainsi, la loi du 16 novembre 1940 avait subordonné les mutations immobilières à une autorisation préfectorale, les préfets la refusaient estimant qu'il fallait réserver cette acquisition aux agriculteurs. Le Conseil d’État a décidé que la loi avait seulement voulu éviter la spéculation et l'accaparement et qu'un motif tiré de ce que la demande émanait d'industriels n'était pas au nombre de ceux qui pouvaient légalement justifier son rejet (C.E. Ass. 9 juillet 1943, Tabouret et Laroche).
Le second exemple est tiré de la jurisprudence Dame Cachet et a été déjà évoqué…
Nous pouvons généraliser ces deux commentaires et constater que l'ensemble de la jurisprudence relative au détournement de pouvoir ou de procédure, au contrôle des motifs, au contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation, est entièrement gouverné par la volonté de soumettre l'administration au respect des buts qui ont présidé à l'élaboration des règles et non seulement au seul respect formel des dispositions législatives ou réglementaires. (voir à cet égard l'ensemble du commentaire de l'arrêt du Conseil d’État Pariset du 26 novembre 1875 dans les Grands Arrêts de la jurisprudence administrative).
D'une manière générale, chaque fois que l'on trouve dans la jurisprudence des formules du type, "cette disposition ne saurait avoir ni pour objet, ni pour effet de....", ou "le législateur n'a pas pu vouloir…", nous sommes en présence d'un argument téléologique employé pour corriger les déviations qu'entraîne parfois l'application littérale des textes.
L'ensemble de l'observation faite ici est à rapprocher de la conception fonctionnelle du droit héritée de Maurice Hauriou et développée par G. Vedel, notamment dans sa thèse soutenue en 1934 et dans deux articles datant de 1948 et 1950[3]. Nous reprenons l'analyse qu'en a faite Lucien Sfez dans "Critique de la Décision" p. 285. Le doyen Vedel pense que le droit administratif, plus peut-être que tout autre discipline juridique, comporte, à côté de notions proprement conceptuelles, des notions fonctionnelles. Les premières sont indépendantes de ce à quoi elles servent, ou, selon nous, ont acquis cette indépendance. Il en va ainsi de la notion de "fonctionnaire" au sens du statut général de la fonction publique, de celle de commune ou de département, etc. "Ces notions peuvent recevoir une définition complète selon les critères logiques habituels et leur contenu est abstraitement déterminé une fois pour toutes…Les secondes, dites "notions fonctionnelles" procèdent directement d'une fonction qui leur confère seule une véritable unité. Georges Vedel en donne pour exemple la théorie de l'acte de gouvernement. Il est en effet impossible de définir conceptuellement l'acte de gouvernement au sens administratif du mot. Quel caractère commun trouver à la répartition de l'indemnité accordée par un État étranger à des nationaux français, la grâce d'un condamné, le brouillage d'émissions radiophoniques andorranes ? On peut dresser une énumération des actes de gouvernement, mais il n'est pas possible de définir la catégorie des actes de gouvernement sinon en indiquant ce à quoi elle sert, la "fonction"."
Le doyen Vedel souligne que ces notions fonctionnelles ne sont jamais achevées et que leur contenu ne peut être épuisé par une définition. "De plus les notions fonctionnelles sont appelées à disparaître en se résorbant au moins en partie "dans une synthèse supérieure de nature conceptuelle". Georges Vedel donne ici l'exemple des actes discrétionnaires. On s'est aperçu qu'il n'existait pas d'actes discrétionnaires, nous ajoutons d'actes discrétionnaires purs, mais que tout acte administratif comportait une part plus ou moins grande d'opportunité laissée à l'appréciation de l'administration et une part plus ou moins grande de légalité relevant du contrôle du juge.
Lucien Sfez observe que la théorie des actes discrétionnaires, entendus comme des actes contre lesquels le recours pour excès de pouvoir ne sera pas recevable, a disparu tout en s'intégrant dans la théorie générale selon laquelle le juge dans son examen au fond se trouve limité par l'interdiction de connaître de la pure opportunité.
Lucien Sfez propose une explication du fait que les notions fonctionnelles soient particulièrement utilisées en droit administratif sans être exclues pour autant du droit privé. "Parce que le droit administratif, beaucoup plus jeune, beaucoup plus mouvant et moins achevé y fait nécessairement un plus large appel : en effet, le rôle du juge administratif est à la fois de créer très souvent des règles de droit et en même temps de feindre de tout tirer des lois et des règlements".
Nous nous permettons d'apporter à cette analyse deux observations complémentaires.
La première est que, effectivement, l'évolution de la jurisprudence relative aux actes discrétionnaires a incorporé dans la légalité les buts de la législation. Le pouvoir discrétionnaire n'est en rien synonyme d'arbitraire. Le législateur reconnaît ne pas pouvoir régler tous les détails pratiques d'une action pour lesquels il s'en remet à la compétence technique de l'administration. L'administration ne peut faire usage de son pouvoir d'appréciation que dans les limites des buts poursuivis par le législateur. C'est ainsi que l'on doit interpréter les jurisprudences célèbres Maison Genestal (CE, 26 janvier 1968) et Crédit Foncier de France (CE, 11 décembre 1970). Le juge se reconnaît le droit d'apprécier les motivations de l'administration et ne saurait se satisfaire de formules vagues et stéréotypées. Si l'administration s'est fixé à elle-même des règles pour l'analyse des dossiers, elle doit à la fois faire la preuve qu'elle a procédé à une analyse individuelle de chaque affaire et justifier des raisons qui l'ont amenée le cas échéant à s'écarter des règles qu'elle s'est fixées à elle-même.
La seconde observation est relative à ce que l'on pourrait appeler la généalogie de la règle. La règle, qui a essentiellement une finalité instrumentale consistant à déterminer des comportements sociaux, à mettre en place des structures et à en définir les règles de fonctionnement, est principalement déterminée par un but. Ou bien, les modalités adaptées à la réalisation du but de la loi sont relativement aisées à déterminer, et, dans ce cas, la règle comporte un dispositif clair ne prêtant qu'à une interprétation restreinte. Ou bien, au contraire, les modalités ne peuvent être construites que progressivement, et, dans ce cas, la règle prendra corps progressivement. Elle restera éventuellement jurisprudentielle. Ou bien, encore, les lois et règlements, reprenant éventuellement des règles jurisprudentielles, consacreront, en les corrigeant éventuellement, les pratiques administratives ou sociales qui se sont développées.
Nous n'envisageons pas dans le cadre de la présente thèse d'approfondir ce point. Notons simplement, au passage, que quand le doyen Vedel s'interroge sur la question de savoir si le droit administratif doit rester indéfiniment jurisprudentiel (1979-1980, p. 31), il s'inscrit dans un processus selon lequel dès lors que la règle atteint un degré de stabilité suffisant, on peut envisager son élévation au niveau normatif adéquat, qui peut être, selon le cas, constitutionnel, législatif ou réglementaire, voire sa codification pure et simple.
Nous souhaitons nous limiter aux conséquences à tirer des précédentes considérations du point de vue de la modélisation du droit.
La première conséquence, c'est qu'au-delà de l'expression littérale des règles, le but est un attribut de leur description.
Or, le but de la règle est la plupart du temps implicite, et lorsqu'il est exprimé, il l'est de façon très variable. Traditionnellement, l'interprète va rechercher le but dans les travaux préparatoires. Ceux-ci ne se laissent pas toujours aisément interpréter, et l'intention du législateur tend à devenir l'idée que le juge se fait de l'intention d'un législateur idéal. Toutefois, de plus en plus l'intention du législateur ou de l'autorité réglementaire se trouve exposée dans le texte lui-même ou dans un exposé des motifs. De façon systématique, aujourd'hui, les délibérations des assemblées délibérantes des collectivités locales comportent un exposé des motifs. Mais il convient également de souligner la tendance moderne consistant à exprimer dans le corps des textes législatifs et réglementaires, des principes généraux, l'objet du texte ou son objectif. La doctrine est généralement perplexe quant à la portée juridique de ces dispositions, mais on doit considérer que cette présentation des textes normatifs rend explicite les buts de la législation ou de la réglementation et en facilite l'interprétation.
Quoi qu'il en soit, le but n'est que très exceptionnellement exprimé en même temps que la règle. Quand il est exprimé, il l'est à part et s'applique de façon globale à l'ensemble d'un texte ou d'une législation. Le but assure à ladite législation son unité, sa cohérence et fournit une base solide à l'interprétation. Le but n'est pas la caractéristique d'une disposition particulière mais s'applique à un ensemble de disposition tendant au même résultat.
Contrairement à une tendance qui voudrait réduire la juridicité de la norme à ses éléments purement opératoires, le but poursuivi par le législateur fait partie intégrante de la norme et si le législateur ne s'est pas prononcé de manière précise sur le dispositif, c'est pour en déléguer la charge au juge. Il est compréhensible que celui-ci trouve cette délégation, qu'il assimile à bon droit parfois à une démission, trop lourde. On peut observer au demeurant que le Conseil constitutionnel se montre généralement assez regardant en ce qui concerne les délégations au pouvoir réglementaire qui se révéleraient contraires à sa conception de l'article 34 de la Constitution, et exige du pouvoir législatif qu'il exerce la plénitude de ses attributions. Cependant, quand le législateur pose des principes généraux sans indiquer de façon directe et immédiate les conséquences précises qu'il en tire, il n'y a pas délégation illégitime au pouvoir exécutif mais délégation virtuelle au juge que celui-ci exercera ou n'exercera pas selon sa propre appréciation sur la législation qu'il est chargée d'appliquer.
Par conséquent, toute modélisation qui voudrait faire abstraction du but de la loi, voire de ses buts multiples, et réduire la règle à son seul dispositif, serait gravement fautive. Évidemment, la modélisation qui veut intégrer les buts de la règle ne saurait être réduite à un enchaînement de "règles de production" du type "si...alors". L'intégration du but de la règle suppose une structure de description complexe.
Il apparaît que seule une approche orientée objet permet de traiter de manière adéquate le but d'une disposition particulière qui s'inscrit dans les buts plus généraux d'une législation se rapportant à un domaine donné.
[1] J.-P. Aubert et P. Dixneuf, Conception et programmation par objets, Masson, 1991.
[2] J.-L. Bilon, "L'aide à la décision juridique", notamment p. 214-217, in Institut Bull, Droit et informatique, L'Hermine et la puce, préface de Jean Carbonnier, Coll. Frederik R. Bull, Masson, 1992.
[3] "De l'arrêt Septfonds à l'arrêt Barinstein", JCP, 1948, I, 682, et "La juridiction compétente pour prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait administrative", JCP, 1950, I, 851.
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De quelques caractéristiques du système juridique constitutives de « bruit » pour le modélisateur
La redondance en droit
La redondance dans le langage usuel ou littéraire, théâtral ou poétique est non seulement un procédé de communication, mais est indissociable de la recherche d'un effet de sens.
Un seul exemple, que nous prenons à la volée, pourrait-on dire, dans un titre du journal Le Monde relatif au décès de l'historien Georges Duby (Le Monde du 5 décembre 1996). "Parmi les noms de l'école historique française, ce grand spécialiste du Moyen Âge était un chevalier des mondes obscurs, un enquêteur des temps ténébreux, l'explorateur des vies cachées." Sans nous livrer à une analyse textuelle qui n'est pas l'objet de notre propos, il y a dans les expressions "chevaliers des mondes obscurs", "enquêteur des temps ténébreux" et "explorateur des vies cachées" répétition de sèmes de "recherche", d'"aventure" et d'"au-delà du connaissable", qui produit un effet de sens très particulier et très riche en raison des multiples nuances supplémentaires qui s'attachent à ces expressions.
Le droit, en tant que langage technique, est censé échapper à ce phénomène de redondance. La chose est dite une fois et la redondance, loin de renforcer la portée juridique du texte aurait plutôt tendance à l'affaiblir. En tant qu'acte de langage, le droit se doit d'être sobre.
Pourtant, les cas de redondance ne sont pas rares et il est normal qu'ils posent problème au codificateur comme au modélisateur.
Plusieurs hypothèses peuvent se présenter.
Premier cas : deux textes de niveaux différents dans la hiérarchie des textes normatifs ont à peu près le même contenu. L'idée d’"à peu près le même contenu" a son importance et suggère la possibilité de multiples gradations entre l'identité parfaite entre les textes et des différences qui frisent la contradiction. Elle suggère aussi que des différences de formulation s'expliquent par la seule différence d'âge des textes que l'on veut comparer, chaque texte étant culturellement et linguistiquement lié au contexte de son époque.
Second cas : deux ou plusieurs textes de niveau égal dans la hiérarchie des normes traitent du même sujet en des termes voisins mais non identiques.
Textes de niveau différent dans la hiérarchie des normes
En ce qui concerne le premier cas, nous prendrons deux exemples. Nous tenterons d'apporter une solution logique au premier exemple.
Premier exemple
L'article 112-1 du nouveau Code pénal alinéas 1 et 2 est ainsi rédigé
"Sont seuls punissables les faits constitutifs d'une infraction à la date à laquelle ils ont été commis.
Peuvent seules être prononcées les peines légalement applicables à la même date."
L'article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 est ainsi rédigé :
"La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée."
Comme l'a montré le Doyen Vedel dans sa note sur l'arrêt du Conseil d’État "Société Eky" (cf. J.C.P. 1960 II 11629 bis), cet article consacre quatre principes qui tous, depuis l'intégration du préambule de la Constitution dans le bloc de constitutionnalité, ont acquis un statut constitutionnel : la proportionnalité des délits et de peines, la légalité des délits et des peines, la non-rétroactivité de la loi pénale, le droit des délinquants à une procédure légale.
La première proposition établit le principe général connu sous le nom de "principe de proportionnalité" qui inspire notamment toute la jurisprudence relative aux pouvoirs de police, et s'impose d'une manière générale au législateur lorsqu'il légifère dans le domaine pénal. Présentement, ce principe ne nous intéresse pas car il n'est pas repris dans l'article 112-1 du nouveau Code pénal avec lequel il n'est donc pas redondant.
Nous écarterons de la même façon le groupe adjectival "et légalement appliquée". Il introduit une précision relative aux conditions d'application de la loi sujette à interprétation mais dont le champ est plus large, tout en l'incluant, que la simple règle de la non-rétroactivité. Ce membre de phrase fonde néanmoins le droit des délinquants à une procédure légale.
Nous nous limiterons donc aux deux alinéas de l'article 112-1 du Code pénal et à la partie de l'article 8 de la DDHC qui dispose que "nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit.
Cet extrait de l'article de la DDHC implique deux principes fondamentaux de notre droit : le principe de légalité des délits et des peines, et le principe de non-rétroactivité de la loi pénale.
L'article 8 de la DDHC met en scène trois entités : l'individu (nul ne peut...), la loi (qui permet de punir) et le délit. La concision de la phrase laisse supposer que l'individu est l'auteur du délit. Il ne saurait être question du délit d'un autre. Encore faut-il que le mécanisme de compréhension de la phrase soit tel que s'il s'agissait du délit d'un autre, la phrase serait formulée autrement.
La phrase complète serait "nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit qu'il a commis". Et s'il s'agissait du délit d'un autre, la phrase serait "nul ne peut être puni pour un délit qu'il n'a pas commis" ou "commis par un autre". La présence dans la formulation de l'article 8 DDHC de l'article défini "au" valant "à le" dans "au délit" a pour effet d'établir le lien anaphorique avec "nul" dans "nul ne peut..." car s'il s'agissait d'un délit quelconque, en fait l'on aurait "d'un délit" au lieu de "au délit". Il n'y a donc pas d'autre possibilité au plan syntaxique que de rattacher le délit à "nul" de "nul ne peut...".
Ce problème d'ordre syntaxique étant réglé, nous nous trouvons bien en présence de trois entités : l'individu, la loi et le délit. La loi a une date comme attribut, de même que le délit, et la règle établit une hiérarchie entre ces deux dates. Si la date de la loi est postérieure à la date du délit, la loi n'est pas applicable.
Nous avons également quatre relations. Une relation explicite entre la date du délit et la date de la loi. Une relation implicite entre la personne ("nul") et le délit. Une relation entre la personne et la punition ("ne peut être puni") et enfin une relation entre la punition et la loi qui détermine la punition ("en vertu de...").
S'agissant de l'article 112-1 NCP nous avons les faits, la date des faits, l'infraction, la qualification juridique des faits ("constitutifs d'une infraction") au regard de l'infraction, la date à laquelle l'infraction a été définie, la peine applicable à l'infraction à la date à laquelle l'infraction a été définie.
Nous avons en fait trois dates. On pouvait présupposer que la loi avait défini une infraction et en même temps fixé la peine applicable à cette infraction. La rédaction du nouveau Code pénal envisage l'hypothèse que l'infraction a été définie à une date et que la peine applicable a pu être définie à une autre date.
Ce qui revient à dire que la loi, qui dans la rédaction de l'article 8 DDHC est une, peut dans la réalité être dissociée en deux dispositions relativement indépendantes : la définition de l'infraction, la fixation de la peine applicable à l'infraction. L'application de l'article 8 DDHC supposerait donc que non seulement on ne puisse qualifier d'infraction un acte antérieur à la définition de l'infraction, mais que, à supposer que l'infraction ait été déjà définie, la peine applicable soit la peine fixée antérieurement à la date des faits qualifiés d'infraction.
Si l'on considère que la loi pénale est nécessairement constituée de ces deux types d'éléments, la définition de l'infraction, la détermination des peines applicables aux infractions, on doit considérer que la date à laquelle fait référence l'article 8 DDHC est la date la plus tardive qui ne peut être que la date de détermination de la peine, s'il y a dissociation. La date de la loi au sens de l'article 8 DDHC est donc la date de la détermination de la peine et non la date de la définition de l'infraction.
On observera que dans la rédaction de l'article 112-1-NCP, le délit, ou plus précisément l'infraction, est scindée en deux : d'une part la définition de l'infraction, d'autre part les faits constitutifs de l'infraction. La rédaction plus synthétique de l'article 8 DDHC implique néanmoins cette distinction.
On observera également que dans la rédaction de l'article 112-1 NCP, l'auteur des faits incriminés est absent. Il est simplement sous-entendu. Dans l'article 8 DDHC c'est à l'auteur du délit que s'applique la punition. Dans l'article 112-1-NCP, ce sont les faits constitutifs d'une infraction qui sont punissables. On reconnaît là une métonymie, car on ne peut pas punir un fait. Le fait peut seulement donner lieu à une punition de son auteur.
Il en va de même de la loi qui n'est pas citée et de la notion de délit qui disparaît au profit de celle plus générale d'infraction. Il est seulement question de faits punissables. Comme l'on sait, en vertu de l'article 34 de la Constitution, repris, nouveau cas de redondance, par le NCP, les crimes et délits sont définis par la loi, les contraventions par le pouvoir réglementaire. Donc l'article 112-1-NCP a pour effet d'étendre la règle de non-rétroactivité, appliquée par l'article 8 DDHC aux seuls délits, aux infractions de rang inférieur. Curieusement, la DDHC ne vise pas les crimes. Pourtant, on ne voit pas que la qualification de crime de faits antérieurement qualifiés de délit, puisse déroger à la règle de non-rétroactivité. Cette rédaction de l'article 112-1-NCP tire en réalité les conséquences de la jurisprudence du Conseil constitutionnel du 30 décembre 1982 selon laquelle "le principe de non-rétroactivité (de la loi pénale formulé par l'article 8 DDHC) ne concerne pas seulement les peines appliquées par les juridictions répressives, mais s'étend nécessairement à toute sanction ayant le caractère de punition...". L'article 112-1-NCP a donc un champ d'application plus large que l'article 8 DDHC. On peut en déduire que le principe de non-rétroactivité de la loi pénale est un principe de valeur constitutionnelle directement déduit de la DDHC, alors que le principe de non-rétroactivité de toute sanction ayant le caractère de punition, appliquée à un fait constitutif d'une infraction aurait seulement une valeur législative en vertu de l'article 112-1-NCP si le Conseil constitutionnel ne l'avait pas élevé au niveau constitutionnel.
Quant à la dissociation entre l'infraction et la peine, on peut dire qu'elle est implicite dans l'article 8 DDHC, étant donné que la notion de délit implique à la fois celle d'infraction et celle de peine.
Entre l'article 8 DDHC et l'article 112-1 NCP, il y a redondance partielle, mais également emboîtement, extension.
On mesure toute la complexité qu'impliquent ces deux textes. Nous pouvons néanmoins tenter une modélisation :
Article 8 DDHC :
Article 112-1 NCP :
Ces deux schémas, comme l'annonçait l'analyse précédente, restent a priori très éloignés l'un de l'autre, bien que représentant une réalité voisine assez facilement identifiable.
Nous devons donc tenter de rapprocher ces deux graphes.
La première opération consiste à réintroduire l'auteur des faits.
La seconde opération consiste à encapsuler la notion de délit au sein de celle d'infraction.
La troisième rattache la définition du délit à la loi. Pour le moment, il n'y a pas lieu d'introduire ni la notion de contravention, ni celle de pouvoir réglementaire, puisqu'elles ne figurent pas expressément ni dans l'article 8 DDHC ni dans l'article 112-1-NCP, mais cette extension reste à l'état de virtualité en attendant l'intégration dans le corpus de l'article 111-2 du Code pénal qui précise qu'il existe 3 types d'infractions : le crime, le délit et la contravention, que les deux premiers sont définis par la loi (article 34 C) et que le troisième type, défini par différence avec les deux premiers, relève du pouvoir réglementaire.
La quatrième consiste à établir un rapport de synonymie entre le mot "punissable" et l'expression "peut être puni".
La cinquième consiste à inscrire dans la définition du mot "délit", comme dans celle du mot "infraction", que la définition d'une infraction ou d'un délit implique la fixation d'une peine qui lui est applicable. Par ailleurs, le terme "punissable", l'expression "peut être puni" implique le verbe "punir", lequel implique le sème de peine. "Punir", c'est appliquer une peine, et l'article 8 de la DDHC, repris par l'article 112-1 NCP, nous dit que cette peine n'est applicable que si elle correspond à un délit ou une infraction, que cette infraction doit être définie soit par la loi s'il s'agit d'un crime ou d'un délit, soit par le règlement s'il s'agit d'une contravention.
Évidemment, ce mode de représentation n'est pas directement interprétable par l'ordinateur. Il faut donc lui donner une autre formulation.
Il apparaît nécessaire en premier lieu de définir un formalisme permettant d'établir l'équivalence des expressions "peut être puni", "punissable", "encourir une peine" ou "donner lieu à l'application d'une peine". Autrement dit, il faut pouvoir traiter les phénomènes de paraphrase.
Sur ce premier point, nous rencontrons deux difficultés majeures mais surmontables.
La première réside dans le fait que les cas de stricte synonymie sont très rares, et que les expressions sont plus souvent voisines mais non identiques, la question devenant alors de savoir si les expressions peuvent être considérées comme équivalentes ou si les sens sont très différents, bien que présentant quelques sèmes communs. La question de logique floue se réduit à déterminer si les expressions considérées sont suffisamment proches pour appartenir au même ensemble de définition.
La seconde difficulté a trait au niveau de l'analyse sémique, aspect qui sera développé dans la seconde partie. Selon certaines définitions, le sémème, c’est-à-dire l’ensemble des traits sémantiques nécessaires et suffisants pour différencier deux termes, s'applique au niveau du morphème, c’est-à-dire l’unité minimale de signification, indécomposable, à un moment donné de l’évolution d’une langue (Pottier, 1974, p. 327 et 331).
Or, la notion de morphème n'est pas toujours très claire au plan sémantique. Que l'on songe par exemple aux mots "pénitencier" et "prison". Dans "pénitencier" on devine le morphème "peine", qui a valeur de sème, et que l'on retrouve dans punir, punissable, punition, pénal, pénalité, pénaliser, peiner, pénitence. Mais dans "prison", faut-il séparer "pris" et "on", de même que pour "mais" "on", "pois" "on", "rais", "on",...Pourtant, "pénitencier" et "prison" ont bien acquis des sens voisins, "pénitencier" insistant plus sur l'aspect de "peine", tandis que "prison" force davantage sur l'aspect de privation de liberté. Ce qui fait que bien souvent le sémème utile est établi non au niveau du morphème, mais au niveau du mot qui est lui-même composé d’un ou plusieurs morphèmes.
Or, on constate sur notre exemple que le niveau du mot peut ne pas être pertinent, dès lors que le mot peut recouvrir un terme complexe et trouver son équivalent dans un groupe de mots.
- Rastier souligne à ce propos (1994, p. 47) que l'on considère ordinairement que le mot est l'unité linguistique de base, sans doute parce que le mot est la plus petite unité que l'on croit susceptible de référence. Or, le mot est essentiellement une unité graphique qui dépend de conventions d'écriture.
De fait, l'unité utile de signification est la lexie qui est un groupe d'un ou plusieurs mots formant une unité fonctionnelle figée. "Quand elles s'écrivent en un seul mot, leur intégration est maximale, car on ne peut y insérer aucun morphème. Quand elles s'écrivent en plusieurs mots, on peut distinguer celles qui n'admettent pas l'insertion (ex. à la queue leu leu) et celles qui l'admettent (dans monter en hâte au créneau, la lexie en hâte est insérée dans la lexie monter au créneau).
- Pottier et F. Rastier sont d'accord pour considérer la sémie comme le signifié d'une lexie, c’est-à-dire en fait le sémème au niveau de la lexie (Pottier, 1974, p. 79 ; Rastier, 1991, p. 143-144 et 1994, p. 47), et convergent également sur le mode de représentation. Tandis que Pottier applique à la sémie la structure des schèmes d'entendement, Rastier choisit une représentation par graphes conceptuels, ce qui, convenons en, est presque la même chose. En donnant ainsi à la sémie la structure d'un sémème complexe ou composé, on permet d'intégrer comme sèmes par incrustation d'autres sémèmes et des relations entre sémèmes.
En second lieu, il apparaît nécessaire de définir un cadre plus large dans lequel les différentes composantes de l'acte de punir et autour de l'acte de punir soient appréhendées et traitées.
Dans l'acte de punir, il y a la peine que l'on applique, il y a les faits en raison desquels on applique la peine, il y a la qualification de ces faits qui justifie la peine, en vertu de normes, légales ou réglementaires, il y a également l'auteur des faits. On notera que si l'auteur peut encourir une peine, l'acte qui lui est imputé n'encourt pas de peine mais peut donner lieu à l'application d'une peine. L'acte par lequel on décide de l'application d'une peine, s'appelle une condamnation.
En quelque sorte, nous définissons ici une structure d'accueil conceptuelle des schèmes d'entendement ou des modules actanciels correspondant. Dans cette structure d'accueil, certains concepts ne sont pas actualisés nécessairement dans les modules actanciels. Ces concepts peuvent faire partie du module actanciel, mais rester à l'état implicite. Ils peuvent aussi ne point en faire partie et être rejetés à la périphérie.
Cette structure d’accueil conceptuelle est en réalité un réseau sémantique qui correspond à la notion de sémiogramme selon B. Pottier (1974, p. 103-105 et p. 331) qui est le « tableau des relations sémantiques essentielles gravitant autour d’un morphème : association, inclusion, opposition, participation », définition que nous pouvons sans peine étendre au niveau de la lexie.
Sans en proposer une analyse logique comme dans le cas précédent, nous présentons un second exemple de redondance entre texte de niveaux différents.
2e exemple
Second exemple : article 1 alinéa 1 de la loi du 10 juillet 1989 d'orientation de l'éducation et alinéa 13 du préambule de la Constitution de 1946 incorporé au préambule de la Constitution de 1958.
L'alinéa 13 du préambule de la Constitution de 1946 dispose que :
"La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État."
L'article 1, alinéa 1 de la loi du 10 juillet 1989 est ainsi rédigé :
"L'éducation est la première priorité nationale. Le service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à l'égalité des chances.
Le droit à l'éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d'élever son niveau de formation initiale et continue, de s'insérer dans la vie sociale et professionnelle, d'exercer sa citoyenneté.
L'acquisition d'une culture générale et d'une qualification reconnue est assurée à tous les jeunes, quelle que soit leur origine sociale, culturelle ou géographique. L'intégration scolaire des jeunes handicapés est favorisée. Les établissements et services de soins et de santé y participent.
..."
Redondance entre textes de même niveau dans la hiérarchie des normes.
Le second type de situation correspond à des textes qui sont de même niveau dans la hiérarchie des normes.
Nous prendrons comme exemple divers textes qui fondent le droit de l'environnement.
L'article 410-1 du nouveau Code pénal définit les intérêts fondamentaux de la Nation :
"Les intérêts de la Nation s'entendent au sens du présent titre de son indépendance, de l'intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l'étranger, de l'équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel."
Ex. 2 : article 200-1 du code rural tel qu’il résulte de la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement :
« Les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et paysages, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation.
« Leur protection, leur mise en valeur, leur restauration, leur remise en état et leur gestion sont d’intérêt général et concourent à l’objectif de développement durable qui vise à satisfaire les besoins de développement des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Elles s’inspirent, dans le cadre des lois qui en définissent la portée, des principes suivants :...
L’article 200-2 poursuit :
« Les lois et règlements organisent le droit de chacun à un environnement sain et contribuent à assurer un équilibre harmonieux entre les zones urbaines et les zones rurales.
« Il est du devoir de chacun de veiller à la sauvegarde et de contribuer à la protection de l’environnement.
« Les personnes publiques et privées doivent, dans toutes leurs activités, se conformer aux mêmes exigences. »
Ex. 3 : article L.110 de code de l’urbanisme (modifié par l’article 5 de la loi d’orientation pour la ville du 13 juillet 1991).
« Le territoire français est le patrimoine commun de la nation. Chaque collectivité publique en est le gestionnaire et le garant dans le cadre de ses compétences. Afin d’aménager le cadre de vie, d’assurer sans discrimination aux populations résidentes et futures des conditions d’habitat, d’emploi, de services et de transports répondant à la diversité de ses besoins et de ses ressources, de gérer le sol de façon économe, d’assurer la protection des milieux naturels et des paysages et de promouvoir l’équilibre entre les populations résidant dans les zones urbaines et rurales, les collectivités publiques harmonisent, dans le respect réciproque de leur autonomie, leurs prévisions et leurs décisions d’utilisation de l’espace."
Contradiction et incohérence en droit
Que le droit soit structurellement contradictoire, en dépit de la formule qui peut passer pour provocatrice, c'est une réalité qui s’explique par la multiplicité des juridictions, par le système de double ordre juridictionnel, mais elle est aussi inscrite dans des principes de droit fondamentaux qui ont un rapport direct avec la continuité de l’État et de l’ordre juridique, et avec la sécurité juridique :
- Le principe de présomption de légalité dont jouissent tous les actes administratifs
- Le principe de l’intangibilité des actes administratifs au-delà du délai de recours contentieux
- Le principe de non-rétroactivité de la loi pénale
- Le principe de non-application de la loi nouvelle aux situations contractuelles antérieurement constituées
- Le fait que l’abrogation d’un texte n’entraîne pas automatiquement l’abrogation des textes d’application.
Mais le droit n’est pas incohérent, car les principes susmentionnés, ont notamment pour objet non de vider le droit de ses contradictions, mais d'en assurer la coexistence. De plus, il possède des moyens de résolution des conflits entre les lois et les actes administratifs et privés. C’est la raison d’être des juridictions suprêmes que sont le Conseil d’État et la Cour de Cassation que d’unifier les jurisprudences dans leurs ordres juridiques respectifs, c’est la raison d’être du Tribunal des Conflits que de résoudre les conflits positifs et négatifs entre les jurisprudences des ordres judiciaires et administratifs, et c’est aussi la raison d’être du Conseil constitutionnel que de mettre en accord le droit interne avec les normes constitutionnelles, mais l'on sait que des pans entiers du droit restent néanmoins hors de son contrôle. De même, s’agissant de la coexistence d’une règle ancienne qui continue d’exister, et d’une règle nouvelle qui la remplace pour l’avenir, le système juridique possède ses règles internes permettant de déterminer la règle applicable. Le système juridique est un système régulé et non chaotique.
On peut néanmoins connaître des cas où des contradictions de règles restent sans solution pendant une durée parfois longue.
Sans prétention d’exhaustivité on peut évoquer quelques cas caractéristiques.
Le premier a une valeur historique. C’est la divergence qui a duré de 1975 à 1989 entre la Cour de Cassation et le Conseil d’État en ce qui concerne l’application des traités et engagements internationaux dans l’ordre interne dans le cas de lois postérieures contraires à ces engagements internationaux. La divergence s’est résolue à la suite d’une évolution de jurisprudence du Conseil d’État (CE 20 octobre 1989, Nicolo), souhaitée au demeurant par le Conseil constitutionnel.
Le second se comprend très bien à partir du premier. Le Conseil constitutionnel, bien que la Constitution stipule que ses décisions s’imposent aux pouvoirs publics et toutes les autorités administratives et juridictionnelles, son autorité à l’égard des juridictions reste morale et non juridique, car elle est dépourvue de sanction.
À cet égard, on peut signaler une divergence d'appréciation qui a existé pendant plusieurs années sur la définition de la notion de catégorie d'établissement public et donc sur le champ d'application d'un des alinéas de l'article 34 de la constitution, c'est-à-dire au final sur l'étendue de la compétence du législateur.
En fait, de son origine jusqu'à 1979, le Conseil constitutionnel a défini la catégorie d'établissement public par référence à trois critères : le niveau de rattachement territorial (national, régional, départemental ou communal), la spécialité qui après avoir dû être "étroitement comparable" a fini par devenir simplement "analogue", enfin le caractère "administratif ou industriel et commercial". Par suite d'un revirement de jurisprudence (CC 25 juillet 1979), le troisième critère a purement et simplement disparu. Or, le Conseil d’État a persisté jusqu'à présent à prendre en compte parmi les critères de la catégorie d'établissement public la "nature " de l'activité, laquelle implique son caractère administratif ou industriel et commercial. Toutefois, dans une jurisprudence du 28 juillet 1993, Syndicat général de la Caisse des dépôts et consignations, il a admis qu'un établissement public put être transformé par simple décret en établissement public industriel et commercial, se rendant en cela et dans ce cas d'espèce, à la doctrine du Conseil constitutionnel.
En troisième lieu, le Conseil constitutionnel ne pouvant être saisi par la voie de l’exception de constitutionnalité, toute loi qui aurait échappé au filtre du contrôle a priori organisé par les articles 54 et 61 de la Constitution de même que toute loi antérieure à 1958 qui serait contraire à des dispositions constitutionnelles, reste assurée d’une pérennité qu’aucun recours n’est susceptible d’interrompre.
Toutefois, hors de toute question de constitutionnalité, des lois peuvent rester contradictoires sans générer un contentieux qui provoque une nécessaire mise en cohérence.
Par exemple, entre la loi du 6 janvier 1978 "Informatique et libertés" et la loi du 3 janvier 1979 sur les archives il existait une contradiction indirecte qui n'a été résolue que la loi récente du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations.
La contradiction était à la fois dans le dispositif et dans les objectifs.
La loi de 1978 posait une sorte de "droit à l'oubli" dans la mesure où elle prévoyait en son article 28, que "sauf dispositions législatives contraires, les informations ne doivent pas être conservées sous une forme nominative au-delà de la durée prévue à la demande d'avis ou à la déclaration, à moins que leur conservation ne soit autorisée par la Commission". Quant à la loi de 1979, posant le principe du droit à la mémoire, institue des délais pour la libre circulation des archives publiques en distinguant entre les documents dont la communication était libre avant leur dépôt aux archives publiques et les autres : les premiers continuent d'être communiqués sans restriction à tout demandeur ; les seconds sont librement consultés à l'expiration d'un délai de trente ans ou d'un délai spécial fixé par l'article 7 de la loi. Dès lors, dans l'hypothèse où la durée de conservation des fichiers nominatifs est inférieure au délai au terme duquel les informations sont librement consultables en vertu de la loi sur les archives, ces informations ne peuvent être rendues accessibles pour une utilisation à des fins scientifiques, statistiques ou historiques. En d'autres termes par conséquent, la destruction des informations nominatives prévues par la loi du 6 janvier 1978, enlève toute portée au libre accès aux archives, prévu par la loi du 3 janvier 1979, laquelle n'interdit pas formellement la destruction des données, mais aurait dû être interprétée comme telle[1]. Si cela avait été le cas, le jeu normal de la hiérarchie des normes aurait dû provoquer l'abrogation de facto des dispositions contradictoires de la loi de 1978. En réalité, la contradiction n'est qu'indirecte, puisque la loi de 1978 traite de la conservation, et celle de 1979 de la consultation. Comme il est difficile de consulter des documents détruits, l'application de la loi de 1978 ne fait que rendre inopérante celle de 1979.
Il y a donc dans notre ordre juridique des contradictions qui restent au moins un certain temps sans solution.
Le résultat est sans doute critiquable, mais il n'y a pas d’incohérence à partir du moment où l’ordre juridique possède les règles qui permettent de déterminer celle des règles en contradiction qui est applicable et celle qui ne l’est pas. Paradoxalement, dans les cas que nous avons évoqués, les règles qui s’appliquent sont les règles inconstitutionnelles ou illégales de rang inférieur et non la règle supérieure.
Néanmoins, si le droit est structurellement contradictoire mais en aucune manière structurellement incohérent, on peut rencontrer des cas d’incohérence accidentelle, qui peuvent résulter par exemple d’une jurisprudence incohérente dans la mesure où elle est argumentée d’une manière qui ne permet pas de conclure sur les motifs effectifs qui ont conduit à la décision. D’où le caractère imprévisible d’une décision ultérieure sur un objet similaire.
René Chapus dans son manuel de droit administratif (p. 504-505) donne un exemple en matière de contrat qui peut illustrer cette situation.
La jurisprudence dite UAP (TC, 21 mars 1983) a posé qu’en principe un contrat conclu entre deux personnes publiques revêt un caractère administratif.
Mais dans un jugement ultérieur (TC 7 octobre 1991, CROUS de l’Académie de Nancy-Metz) concernant une convention par laquelle un office public d’HLM a mis à la disposition d’un centre régional des œuvres universitaires et scolaires un certain nombre de locaux destinés au logement d’étudiants, le Tribunal des Conflits a jugé être en présence d’un contrat administratif pour le motif qu’il a eu pour objet l’exécution même du service public du logement des étudiants. Bien qu’il n’ait pas manqué de reproduire le considérant de principe de l’arrêt UAP, pour le même motif, il aurait probablement reconnu le caractère administratif de la convention si elle avait été conclue entre une personne publique et une personne privée. Si le considérant de la jurisprudence UAP n’avait pas été repris, on aurait pu considérer cette jurisprudence comme un cas d’espèce sans lendemain. La coexistence dans le même arrêt de deux considérants partiellement incompatibles constitue aux yeux de René Chapus, dans la mesure où les deux arguments conduisent en l’occurrence au même résultat, une « anomalie regrettable, parce qu’elle trouble la compréhension de l’état du droit » et est de nature à amoindrir la portée de la jurisprudence UAP.
Les cas de ce genre sont certes rares, mais le fait qu’ils existent, est un soi un phénomène que ne peut ignorer le modélisateur.
La non-complétude du droit
Il ne saurait être question d’entrer dans une discussion théorique sur ce sujet. Le débat qui prend sa source notamment dans l’œuvre de Hans Kelsen, a eu lieu dans les années soixante dans le cadre plus large des relations entre le raisonnement juridique et la logique formelle, en particulier la logique déontique, et a vu s’affronter notamment Georges Kalinowski et Chaïm Perelman. La question de la complétude du droit en était un des aspects essentiels.
Pourtant, dans les années récentes, Paul Amselek (1992) est revenu sur le sujet dans une perspective qui nous paraît intéresser directement le modélisateur.
La question n’est pas de savoir si le système juridique comporte des règles pour régler efficacement les conflits qui peuvent naître entre normes.
Elle n’est pas non plus de savoir s’il existe des textes théoriquement normatifs mais dépourvus de toute force juridique faute d’une précision suffisante ou de textes d’application. Le droit comporte ainsi de nombreuses branches mortes, qui un jour seront soit activées soit coupées définitivement.
La question de la complétude du droit ne se confond pas avec celle de la couverture par le droit de toutes les activités humaines dans une perspective synchronique.
Dans une perspective diachronique, telles activités, tels actes, telles conduites, telles situations non réglementées peuvent le devenir sous la pression des mœurs et/ou de la technologie.
Mais le fait de ne pas réglementer n’implique pas le non-droit, car si un domaine n’est pas réglementé dans sa spécificité, il peut l’être dans sa généralité. Ainsi, le droit d’auteur sur Internet ne fait pas l’objet d’une protection particulière. En dépit de la nouveauté du domaine d’activité, les règles générales trouvent à s’appliquer. Le droit pourra être jugé le cas échéant insuffisant. Il n’y a pas de vide juridique. Et s’il y a lacune, celle-ci n’est que relative au regard d’un certain état du droit que l’on peut estimer souhaitable. Mais il s’agit là d’un autre problème.
Mais Paul Amselek (1992, p. 1029) pose le problème sous un autre angle : celui de la possibilité d’inférer logiquement de nouvelles règles de droit sur la seule base d’un traitement logique des énoncés juridiques.
Selon Kelsen, « on peut dire que tout comportement humain est directement ou indirectement déterminé par le droit. Lorsque tel acte d’un individu n’est pas interdit par une norme juridique, le droit positif impose à tous les autres individus l’obligation de ne pas en empêcher l’accomplissement. Une conduite qui n’est pas juridiquement interdite est juridiquement permise et en ce sens, elle est indirectement déterminée par le droit. »
On serait tenté, dans un premier mouvement, d’accepter ce point de vue qui fait souvent figure de « principe fondamental » qui rend logiquement impossible l’existence de lacunes dans le droit.
Il faut toutefois approfondir et distinguer, comme le fait Kelsen, selon que l’ordre normatif règle la conduite humaine de façon négative, par abstention d’interdiction, abstention d’obligation ou abstention de permission dérogatoire par rapport à une norme générale d’interdiction, sur la base donc de règles implicites dépourvues de toute matérialité, et selon qu’il la règle de manière positive par édiction positive d’une interdiction, d’une permission ou d’une obligation.
Appliqué au cas de la règle positive permissive ou prohibitive, il n’y a probablement rien à redire.
« …une règle qui permet, une règle permissive a, dans sa structure fondamentale, un contenu qui diffère radicalement du contenu d’une règle qui interdit, d’une règle prohibitive. On se trouve en présence d’une « opposition réelle ». On est bien autorisé en conséquence à dire que lorsque le législateur met en vigueur une règle prohibitive, il fait exactement le contraire de ce qu’il accomplit lorsqu’il édicte une règle permissive :… ; on peut également dire que lorsqu’une règle en vigueur permet quelque chose, a contrario elle ne l’interdit pas (et réciproquement). »
L’erreur de Kelsen, aux yeux de Paul Amselek, tient au fait que Kelsen applique le même raisonnement aux règles négatives, c’est-à-dire aux règles inexistantes, absentes, cette absence étant dotée d’un effet juridique ayant le même niveau d’automaticité que dans le cas de règles explicites. Elle est de voir dans l’absence de règle une règle implicite, comme si l’absent et l’implicite étaient confondus.
Kelsen conclut donc que si une règle juridique prohibitive n’est pas en vigueur, on peut en déduire logiquement, a contrario, qu’est en vigueur une règle contraire. « Comme si, du fait que l’acte de donner la vie est le contraire de l’acte de donner la mort, on prétendait qu’en n’accomplissant pas le premier on commettait le second ! »
Paul Amselek ne rejette pas catégoriquement ce raisonnement mais en limite la validité. Il ne saurait à ses yeux être considéré comme un « principe logique de recomplètement de la réalité, de comblement des édictions législatives inexistantes », mais comme un « principe d’interprétation – d’approfondissement – du contenu même de la réglementation édictée, ce qui est tout à fait différent. »
L’exemple suivant illustre parfaitement la problématique : de la règle (explicite ou positive) adressée à des usagers d’un parc public « Il est interdit de marcher sur les pelouses », on ne peut déduire automatiquement et abstraitement, du fait qu’aucun autre acte ou activité n’est visée (absence de règle ou règle implicite ?), qu’il est permis de tout faire sur les pelouses sauf marcher (par exemple, de faire du vélo, jeter des détritus, etc.), alors qu’en fait le législateur a voulu seulement signifier, en l’occurrence, que les usagers du parc n’étaient autorisés à se promener que sur les sentiers aménagés bordant les pelouses.
« Le permissif derrière les énoncés interdictifs ne découle pas d’un raisonnement a contrario purement formel, mais toujours de la mise en perspective, par une démarche herméneutique circonstancielle, du sens littéral de cet énoncé et de l’explicitation des intentions d’arrière-plan prêtées au législateur. » Telle est la conclusion de Paul Amselek.
Avant de valider cette conclusion, nous voudrions être sûrs que le raisonnement de Kelsen soit logiquement correct, auquel cas nous pourrions en effet opposer la méthode axiomatique de Kelsen à la méthode interprétative préconisée par Amselek.
Mais si le raisonnement de Kelsen est logiquement incorrect, la question reste alors ouverte : la méthode axiomatique permet-elle d’invalider la conclusion de Kelsen et de valider celle de Paul Amselek ?
Le carré logique ou sémiotique d’Aristote (cf. p. 353) sera évoqué en détail dans la troisième partie.
Très simplement nous allons le tester pour deux de ses relations fondamentales sur les deux exemples utilisés par Paul Amselek.
Les deux relations fondamentales sont l’incompatibilité et l’alternative.
Soit tout d’abord l’interdiction d’ouvrir les magasins au public le dimanche.
Ce qui est incompatible avec l’interdiction c’est l’obligation : l’interdiction d’ouvrir (Ip) est incompatible avec l’obligation d’ouvrir (Op). L’incompatibilité est vidée par la négation. L’interdiction d’ouvrir (Ip) est donc équivalente à l’obligation de fermer ou de ne pas ouvrir (O~p). Si l’interdiction et l’obligation d’une même chose ne peuvent coexister (elles ne peuvent être vraies en même temps), par contre la non-interdiction et la non-obligation sont possibles (l’interdiction et l’obligation peuvent être fausses ensemble).
L’alternative se rencontre entre l’interdiction et la non-interdiction soit la permission (permis), entre l’obligation et la non-obligation, soit la faculté (facultatif). Donc si l’ouverture des magasins est interdite le dimanche, elle ne peut être permise. Interdiction et permission ne peuvent être vraies ou fausses en même temps. Si l’une est vraie, l’autre est fausse et réciproquement. Si l’on applique l’interdiction à une chose et la permission à son contraire, évidemment, on a résolu la contradiction, mais quel est l’intérêt de dire que l’interdiction de l’ouverture le dimanche (Ip) implique la permission de la fermeture (P~p). Toutefois, l’ouverture le dimanche admet deux types de négation : la fermeture le dimanche, négation forte, l’ouverture les autres jours de la semaine, négation faible ou complément. La véritable alternative est entre l’interdiction de l’ouverture le dimanche (Ip) et la permission de l’ouverture les autres jours de la semaine (P~p).
Donc sur une norme explicite, l’interprétation de Paul Amselek et la logique formelle peuvent conduire au même résultat.
Sur le second exemple, l’interdiction de marcher sur les pelouses, on peut aller directement au résultat intéressant : chercher la négation faible de « marcher sur les pelouses ». Cela peut être « marcher en dehors des pelouses », ce qui est satisfaisant. Mais cela peut aussi être tout acte qui n’est pas « marcher », c’est-à-dire, par exemple faire du vélo ou de la moto, du patin à roulettes, jeter des détritus, ce qui est un résultat qui ne correspond manifestement pas à la volonté du législateur. Il y a donc plusieurs négations faibles à l’expression complexe « marcher sur les pelouses », alors qu’il n’en existe qu’une seule pour l’expression « ouvrir le dimanche ». Il ne semble pas qu’aucune théorie formelle de logique déontique n’apporte la moindre réponse à ce cas de figure pourtant banal.
Or, l’interprétation ne réserve pas le même traitement aux deux négations faibles. Alors que l’interprétation littérale résultant de l’application du carré logique conduit à l’acceptabilité des deux négations, en fait la première est acceptable, alors que la seconde doit être rejetée. L’explication est la suivante :
Le législateur, en utilisant le terme « marcher » dans « marcher sur les pelouses », a tout simplement utilisé une figure de style connue depuis l’Antiquité sous le nom de métonymie, qui sera évoquée dans la seconde partie, consistant à utiliser le terme correspondant à la partie pour signifier le tout. Le législateur a en réalité voulu dire : « il est interdit de commettre l’acte de marcher ou tout acte similaire, c’est-à-dire ayant le même effet destructeur, sur la pelouse ». Pour faire référence à la théorie sémantique du prototype (cf. p. 243), on peut dire aussi que le législateur a utilisé le mot "marcher" comme prototype de l'acte du promeneur dans un jardin public, et donc comme l'activité générique qu'il convient de prohiber dès lors que l'on veut la pratiquer sur les pelouses. Il est clair que la logique qui permet de maîtriser ce type de phénomène, non exceptionnel dans le langage du droit, n’est pas la logique formelle.
Nous pouvons faire la proposition suivante : il y a dans l’interdiction de marcher sur les pelouses un élément téléologique tout à fait fort, la nécessaire protection des pelouses, élément par définition fragile de l’environnement, et cet élément téléologique autorise une interprétation extensive du terme « marcher ». La conséquence à tirer de la présence de cet élément téléologique vaut à notre sens directive générale d’interprétation, exactement de la même façon que, lorsque l’on a affaire à une disposition restrictive concernant l’exercice d’une liberté publique, l’interprétation restrictive s’impose toujours. Au cas présent, l’interprétation consiste à ne pas attribuer au terme « marcher » son sens strict, en tant que taxe dans un taxème (cf. p. 207), mais comme le prototype d’un ensemble non nécessairement lexicalisé d’actes qui correspondrait à l’idée de tout déplacement physique comportant un contact avec le sol. À partir de « marcher » on peut ainsi étendre l’interdiction à des variantes proches telles que « courir », « sauter », « piétiner », mais aussi à des variantes plus éloignées mais rattachables au même ensemble de définition au travers du prototype, comme « rouler » avec un vélo, une moto, un tracteur etc.
La critique portée par Paul Amselek est donc logiquement parfaitement fondée. De même, les possibilités de modélisation nous semblent sauves. Nous voyons dans l’existence d’un élément téléologique patent attaché à une règle un déclencheur de processus interprétatif qui peut être restrictif ou extensif selon le cas.
En définitive, la question de la complétude du droit paraît appeler une réponse positive. Oui, il est certainement vrai que tout comportement humain est directement ou indirectement déterminé par le droit. La question fondamentale est cependant de savoir comment s’opère cette complétude. On vient de voir qu’elle ne peut l’être par la voie d’un principe général et universel tel que celui énoncé par Kelsen. En fait, la complétude s’acquiert au travers d’un processus interprétatif complexe dont l’objet est notamment de combler les lacunes des lois. Et cette conclusion est probablement de toute première importance pour le modélisateur.
Reste que ce qu’on assimile le plus souvent à des lacunes en droit, sont des imperfections rédactionnelles, involontaires ou délibérées, et nous en avons évoqué plusieurs (cf. p. 53 par exemple). On peut le regretter, mais en vertu du principe posé par l’article 4 du Code civil, le juge ne peut arguer de l’obscurité de la loi pour ne pas juger à peine de forfaiture. La complétude du droit est donc inscrite dans la loi. Claire ou obscure, efficace ou inadéquate, le juge est là pour l’appliquer, et tout individu, toute situation en principe a droit à et a un juge. La complétude est une vérité juridique, à défaut d’être toujours une réalité vécue.
[1] Voir étude de Jean-Luc Pissaloux dans les Petites Affiches n°32 du 14 février 2001.
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De la relativité de la hiérarchie des normes
Nous posons ici dans sa généralité la question de la détermination de la norme applicable à un acte ou à une situation donnée dès lors que l’on se trouve en présence d’une pluralité de normes possibles.
En principe, cette circonstance tout à fait commune trouve sa solution dans l’application de la hiérarchie des normes qui structure tout ordre juridique. Toutefois, dans un but de formalisation, il est nécessaire d’affiner cette notion dont l’application pratique n’est pas immédiate.
Hiérarchie réelle et hiérarchie normative
Il convient d’observer en tout premier lieu que lorsque l’on évoque la hiérarchie des normes, il s’agit généralement de la hiérarchie normative, c’est-à-dire celle que le juge applique chaque fois qu'il a à trancher un litige ou à dire le droit. Mais, dans la réalité, plusieurs principes tendant à assurer la stabilité de l’ordre juridique font que la hiérarchie réelle qui s’applique avant tout jugement est l’inverse de la hiérarchie normative.
Ainsi, l’administration qui dispose du privilège du préalable bénéficie d’une présomption de légalité et l’illégalité éventuelle de l’acte administratif ne peut être soulevée devant le juge que dans les délais du recours pour excès de pouvoir.
Au-delà de ce délai, l’administration peut retirer l’acte litigieux dans les limites de la jurisprudence Dame Cachet. Elle peut aussi abroger le texte ou l’acte contestable ou illégal et elle peut même être tenue de le faire quand l’acte a été déclaré illégal. En effet, l’illégalité de l’acte, qui peut exister depuis la signature de l’acte, ou qui peut tenir à des changements dans les circonstances de fait, ou encore à une situation juridique nouvelle, peut être soulevée devant le juge civil ou administratif dans le cadre d’un renvoi en appréciation de légalité ou par la voie de l’exception d’illégalité, mais en tout état de cause le juge ne peut que constater l’illégalité de l’acte et en écarter l’application dans l’espèce en cause sans vider l’ordre juridique de l’acte illégal. De même, si l’acte est un acte réglementaire, tout acte d’application sera susceptible d’être déféré au juge de l’excès de pouvoir paralysant ainsi l’application du texte illégal. De même, la multiplication des litiges liés à l’acte incriminé devant le juge civil ou le juge administratif dans le cadre du plein contentieux en paralyserait l’application, constituant une forte incitation à abroger le texte illégal. Enfin, tout justiciable intéressé peut demander à l’administration d’abroger le texte et en cas de refus de l’administration, ce refus lui-même peut être déféré au juge de l’excès de pouvoir. Ce dernier peut ensuite annuler le rejet de la demande par l’administration.
Ces règles résultent principalement de la célèbre jurisprudence Despujol (CE 10 janvier 1930) et des divers arrêts qui l’ont prolongée. Elles ont été synthétisées dans l’article 3 du décret du 28 novembre 1983 sur les relations entre l’administration et les usagers qui dispose : « L’autorité compétente est tenue de faire droit à toute demande tendant à l’abrogation d’un règlement illégal, soit que le règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l’illégalité résulte des circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ».
De même, si le texte incriminé est un texte législatif qui serait contraire à la Constitution sans avoir fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel, la constitutionnalité de la loi en question pourra après sa promulgation être contestée à l’occasion d’une modification de ladite loi.
Cette règle est évidemment transposable pour les textes réglementaires dont la légalité peut être évidemment remise en cause, dans le délai du recours pour excès de pouvoir. Les textes réglementaires peuvent être également directement déférés pour annulation devant le juge de l’excès de pouvoir lorsque la loi serait venue ultérieurement créer une situation juridique nouvelle ôtant au règlement attaqué sa base légale. En vertu de la jurisprudence Despujol, ce recours direct est ouvert dans le délai du recours contentieux à compter de la publication de la loi.
Il est important d’observer que le décret du 28 novembre 1983 pose un problème au second degré à celui qui s’interroge sur les règles lui permettant de connaître les textes normatifs applicables.
En effet, cet article 3 n’ajoute rien à la jurisprudence. Étant un décret et non une loi, il n’a d’autorité que pour les autorités disposant d’un pouvoir réglementaire inférieur au décret. De plus, le décret ne s’applique qu’aux administrations de l’État et non aux administrations locales. Il ne vaut également que dans les relations entre les administrations d’État et les usagers et non dans les relations de ces administrations avec leurs agents. Sont également exclus du champ d’application les services placés sous l’autorité du ministre de la justice. À l’inverse, la jurisprudence Despujol est d’application tout à fait générale.
Nous devons immédiatement déduire de cette analyse deux conclusions :
Il est clair que l’ordre juridique recèle un certain nombre de contradictions constitutives matériellement d’une inconstitutionnalité ou d’une illégalité qui tant qu’elle n’aura pas été formellement constatée par le juge ou que les actes inconstitutionnels ou illégaux n’auront pas été formellement abrogés par l’autorité politique ou administrative compétente, n’en font pas moins partie intégrante de l’ordre juridique existant. Nous avons donc une légalité présumée qui est une légalité imparfaite que le modélisateur peut tout à fait se trouver en situation de devoir constater. Mais il ne pourra que constater la contradiction, c’est-à-dire que la modélisation doit supporter la coexistence éventuelle de textes juridiquement parfaitement valides mais virtuellement contradictoires, ces contradictions étant susceptibles d’être dénouées par l’effet des recours juridictionnels, des abrogations et modifications législatives et réglementaires. Le modélisateur doit donc admettre la contradiction et en tirer la seule conclusion pratique efficace, à savoir que le texte applicable n’est pas le texte de rang supérieur mais au contraire le texte de rang inférieur dans la hiérarchie des textes normatifs, c’est-à-dire celui qui se trouve le plus près de la situation concrète à traiter.
En second lieu, il faut admettre que pour une même question de droit on peut avoir une pluralité de sources juridiques. Dans l’exemple présent, nous avons une jurisprudence, dont la valeur juridique l’emporte sur le décret. On peut donc être tenté d’ignorer purement et simplement le décret lors même que le décret reprend sans changement substantiel la formulation de la jurisprudence, mais avec un champ d’application plus restreint. Et c’est au cas particulier la solution qui pourrait être préconisée pour le modélisateur, à savoir transcrire la jurisprudence et conférer au décret le statut d’une norme inopérante.
La question de l’application directe, même sans texte d’application
Il est fréquent que les lois renvoient pour l’application de certaines de leurs dispositions à un décret en Conseil d’État, un décret simple ou un arrêté ministériel ou interministériel.
En principe, l’absence de texte d’application a pour effet de paralyser la disposition législative. La jurisprudence (CE 13 juillet 1962, Kervers-Pascalis, CE Ass. 27 novembre 1964 Ministre des finances c. Dame Veuve Renard, CE Ass. 3 février 1989 Cie Alitalia) est venue sanctionner sur le terrain de la légalité et de la responsabilité l’inertie de l’administration à prendre les dispositions d’application d’une loi, d’un règlement, ou d’une directive communautaire. Cela dit, le jugement n’a pas pour effet direct de prendre le texte manquant pour que l’application devienne effective. Encore faut-il que l’administration s’exécute pour que l’ordre juridique soit effectivement modifié, ce qui peut prendre un certain temps.
Inversement, on peut trouver des dispositions législatives pour lesquelles aucun décret d’application n’est prévu mais dont la rédaction en termes généraux laisse penser qu’elles ne sont pas directement applicables.
On peut citer en exemple le cas du 1 % artistique. En vertu de l’article 59 de la loi du 22 juillet 1983 relative aux transferts de compétences, les collectivités locales sont tenues de consacrer 1 % du montant de l’investissement consacré à l’ouvrage à l’insertion d’œuvres d’art, dans toutes les constructions qui faisaient l’objet jusqu’alors de la même obligation à la charge des ministères de l’Éducation nationale et de la Culture qui ont transféré leurs compétences aux collectivités. Ainsi, les lycées pour les régions, les collèges, les archives départementales et les bibliothèques centrales de prêt pour les départements, les écoles pour les communes. Faute de modalités d’application, la plupart des régions et départements ont fixé leurs propres procédures par voie de délibérations de leurs assemblées délibérantes, mais seulement 40 % des communes pratiquent le 1 % artistique.
Un autre exemple tout à fait intéressant est celui de l’article L.3 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel résultant de l’article 22 de la loi du 6 janvier 1986, et selon lequel « les tribunaux administratifs assurent également une mission de conciliation ». Aucun décret n’ayant été ni prévu ni pris pour préciser les modalités d’application de cet article, la doctrine s’est demandé s’il était entré en vigueur. Par sa décision du 23 juin 1989, Veriter (AJDA 1989, p. 477), le Conseil d’État a répondu de façon affirmative. L’article L.3 est applicable par lui-même pour des questions et selon une procédure qu’il appartient à chaque tribunal administratif de déterminer.
On pourrait à la lumière de ces exemples penser que l’absence de décret ou d’arrêté ministériel pour l’application d’une disposition législative implique que celle-ci est applicable directement sans texte supplémentaire. Il n’en est rien.
Un exemple tout à fait caractéristique est celui de l’article 88 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 modifiée par l’article 13 de la loi n° 90-1067 du 28 novembre 1990 et qui énonce que « l’assemblée délibérante de chaque collectivité territoriale ou le Conseil d’administration d’un établissement public local fixe, par ailleurs, les régimes indemnitaires dans la limite de ceux dont bénéficient les services de l’État ». Cette rédaction a ouvert un débat juridique au sein des collectivités locales et de la fonction publique de l’État quant à la liberté dont pouvaient bénéficier les assemblées délibérantes des collectivités territoriales pour fixer le régime indemnitaire applicable à leurs fonctionnaires. Les parlementaires avaient explicitement prévu l’application immédiate de la loi, sans renvoyer à des décrets pour en préciser les conditions d’application. Le ministère de l’intérieur, arguant d’une « erreur manifeste d’appréciation » des parlementaires et s’appuyant sur l’article 140 de la loi du 26 janvier 1984, a préparé deux décrets d’application qui ont été soumis à l’avis du Conseil d’État. Ce dernier a validé la position du ministère de l’intérieur et a établi que l’article 13 de la loi du 28 novembre 1990, nonobstant la volonté manifeste du Parlement, n’était pas applicable sans décret.
En fait, deux interprétations étaient possibles. L’une était fondée sur le principe constitutionnel de liberté d’administration des collectivités locales qui aurait pu justifier une lecture favorable à l’autonomie des collectivités locales. Cette interprétation aurait sans doute traduit fidèlement la volonté du législateur. L’autre interprétation était plus conforme à l’état du droit en ce qui concerne la définition des statuts particuliers et des régimes de prime des fonctionnaires tels qu’il est rappelé par l’article 140 de la loi du 26 janvier 1984. Elle est également plus conforme au principe constitutionnel d’égalité. En définitive, la hiérarchie des normes en matière de fonction publique et le principe d’égalité sont respectés, le décret posant le principe selon lequel les régimes indemnitaires des fonctionnaires des collectivités locales sont arrêtés par comparaison avec ceux des services extérieurs de l’État, en se fondant sur la notion juridique d’équivalence des fonctions, avec une exception pour les administrateurs territoriaux assimilés aux administrateurs civils. Les régimes indemnitaires devant être établis suivant une totale homologie, les références aux corps comparables de l’État sont fixées par arrêté. La loi n’est donc pas d’application directe.
À la lumière de cet exemple, il apparaît que l’absence de renvoi explicite à un décret d’application n’implique pas obligatoirement que l’intervention du pouvoir réglementaire ne soit pas nécessaire. Il faut cependant noter que pour que le ministère de l’intérieur soit allé jusqu'à invoquer « l’erreur manifeste du législateur » pour obtenir du Conseil d’État une interprétation différente de celle qui semblait s’imposer a priori, il faut qu’une telle circonstance soit relativement exceptionnelle.
Cet exemple montre également la relativité de la notion de volonté du législateur comme base d’interprétation d’un texte de loi.
Il montre enfin la complexité des considérations prises en compte par l’interprétation : deux principes constitutionnels en partie contradictoires, le principe d’égalité et le principe de libre administration des collectivités locales ; un principe de cohérence du système juridique régissant le droit de la fonction publique en contradiction avec la volonté du législateur telle qu’elle s’est exprimée sur un seul article de loi, contraire elle-même à la volonté du législateur exprimée dans un autre article de loi (l’article 140 de la loi du 26 janvier 1984). Plutôt que d’imposer l’interprétation de la loi postérieure sur l’interprétation de la loi antérieure, le Conseil d’État a tout simplement opté pour la solution la plus cohérente avec le système juridique français tel qu’il existe, appliquant ainsi une démarche de type parfaitement systémique (cf. p. 49).
Inutile de dire que ce genre d’analyse apparaît tout à fait cohérent après coup, mais en réalité totalement imprévisible et ne peut être intégré à l’ordre juridique par le modélisateur qu’après que le Conseil d’État a statué.
Dès lors que la présence ou l’absence de disposition formelle prévoyant la nécessité d’un décret d’application ne permet pas de savoir sur une disposition législative est directement applicable ou non, il est nécessaire de rechercher un élément matériel.
On peut trouver un tel élément matériel dans certaines formulations de la jurisprudence telles que par exemple celle des considérants de l’arrêt du Conseil d’État du 10 juin 1994, Commune de Cabourg, concernant l’article L.22 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.
Cet article prévoit que le président du tribunal administratif, ou son délégué, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation des marchés publics et des conventions de service public tels que définis aux articles 9, 10 et 11 de la loi du 3 janvier 1991. Il précise les personnes habilitées à agir et qui sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d’être lésées par ce manquement, ainsi que le représentant de l’État. Il définit les pouvoirs du président du tribunal qui peut être saisi avant la conclusion du contrat. Ce dernier peut ordonner à l’auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre la passation du contrat ou l’exécution de toute décision qui s’y rapporte. Il peut également annuler ces décisions et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations. Le président du tribunal administratif ou son délégué statue en premier et dernier ressort en la forme du référé.
Considérant que les dispositions de l’article L.22 déterminent la forme des recours, les personnes habilitées à agir, le juge compétent pour être saisi, l’étendue des compétences qui lui sont dévolues, et les voies de recours contre sa décision, le Conseil d’État en conclut que ces dispositions se suffisent à elles-mêmes et sont entrées en vigueur à la date d’entrée en vigueur de la loi du 3 janvier 1991, c’est-à-dire à la date de publication du décret et de l’arrêté du 31 mars 1992 pris pour son application. C’est donc la relative précision des dispositions qui les rendent directement applicables.
On peut ajouter à l’appui de cette interprétation par l’élément matériel une jurisprudence récente du tribunal administratif de Versailles concernant l’article 4 de la loi d’orientation pour la Ville n° 91-662 du 13 juillet 1991, dite loi LOV, qui a institué une procédure de concertation pour les opérations d’aménagement qui « par leur nature ou par leur ampleur affectent le cadre de vie des habitants des quartiers ou ensembles immobiliers », en précisant qu’ « un décret en Conseil d’État déterminera, en tant que de besoin, les conditions d’application du présent article ». En fait, la circulaire d’application de la loi sur la Ville considérait que l’article 4 de la loi était d’application immédiate. Et le tribunal de Versailles a validé implicitement cette interprétation en appliquant l’article 4 à une requête contre une décision d’un maire ayant autorisé un lotissement en considérant que le lotissement ne portait pas atteinte à « l’économie générale de la commune » et en écartant la concertation pour la réalisation de ce projet prévue par l’article 4.
On pourrait conclure de ces quelques observations qu’une disposition qui ne serait pas suffisamment précise ne serait pas applicable sans intervention du pouvoir réglementaire. Cette conclusion serait sans doute tout à fait insuffisante.
En effet, la nature de la disposition détermine le régime de son applicabilité. Lorsque la disposition met en place un dispositif, définit une procédure, ceux-ci ne peuvent entrer réellement en vigueur qu’à partir du moment où le texte où les textes permettent de répondre à des questions opératoires tout à fait basiques comme qui, que, quoi, comment, quand, où, par qui, avec qui, etc. Ainsi, quand le Conseil d’État considère que l’article L.3 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel est « applicable par lui-même », il ajoute « pour des questions et selon une procédure qu’il appartient à chaque tribunal administratif de déterminer », ce qui veut dire que l’article n’est pas directement applicable mais qu’il renvoie à l’autorité administrative compétente, en l’occurrence, chaque tribunal administratif, de fixer, en fonction de son pouvoir réglementaire propre, le soin de définir dans son aire de compétence, la réglementation adéquate. Or, l’on sait que tout chef de service dispose d’un pouvoir réglementaire résiduel qui trouve son fondement juridique dans le principe général de valeur constitutionnelle qu’est la continuité de l’État (CE, Labonne).
De même pour le 1 % artistique, la disposition législative suppose pour être applicable que chaque collectivité locale arrête elle-même, selon les voies appropriées, qui évidemment sont variables, les dispositions nécessaires pour que la procédure puisse fonctionner.
Toutefois, dès lors que la loi a prévu une disposition sans préciser si un décret d’application est nécessaire, on peut se demander si le justiciable pourrait être en droit d’exiger que l’autorité administrative compétente prenne les mesures d’exécution nécessaires en vertu de la jurisprudence Dame Veuve Renard. Il y a théoriquement tout lieu de le penser, même si nous n’avons pas de jurisprudence couvrant exactement cette hypothèse à citer.
À l’inverse, quand la loi pose un principe général qui ne correspond à aucun dispositif opératoire, la question de l’applicabilité se pose dans des termes différents. On peut dire que le principe général crée des droits qui peuvent être invoqués par tout justiciable et que le juge peut utiliser comme directive d’interprétation pour les textes impliquant au contraire un dispositif, des moyens ou une procédure particulière.
Ce point de vue appelle toutefois une discussion, car la doctrine s’interroge souvent sur la portée juridique de dispositions formulées en terme trop généraux, sortes de profession de foi, entête de chapitre de programme politique, formules incantatoires constituant une invite à l’intention du législateur sans perspective de traduction juridique donc sans caractère opératoire tant que des modalités précises d’application n’ont pas été arrêtées soit par le législateur, soit par le pouvoir réglementaire.
On se souviendra des débats qui ont eu lieu à propos du préambule de la Constitution de la IVe République et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen auquel ce préambule, qui est incorporé au préambule de la Constitution de 1958, fait référence. Pendant longtemps, le Conseil d’État ne reconnaissait pas aux déclarations et préambules le caractère de prescriptions juridiques, mais il voyait dans les principes reconnus par eux des règles susceptibles d’être sanctionnées en tant que principes coutumiers non écrits. En fait ces principes ont été une source d’inspiration pour le Conseil d’État pour l’élaboration des principes généraux du droit, présentés comme pure création prétorienne, se dégageant de l’état général de la société et des structures de notre système juridique. La Constitution de la IV République ayant exclu du contrôle de constitutionnalité, de manière explicite, le Préambule, ni la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ni les "principes particulièrement nécessaires à notre temps", ni les "principes fondamentaux reconnus par les lois de la République" n’étaient susceptibles de recevoir la moindre sanction juridique.
Avec la Constitution de 1958, la situation a changé fondamentalement. Dans le silence de la Constitution, le Conseil constitutionnel s’est considéré, à partir de sa décision du 16 juillet 1971, "droit d’association", autorisé à s’appuyer sur le Préambule pour exercer un contrôle au fond de la constitutionnalité des lois. C’est ainsi qu’un certain nombre de principes généraux du droit dégagés par le Conseil d’État ont pris valeur constitutionnelle par référence, soit au Préambule (donc la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), soit à la Constitution elle-même, soit sans référence textuelle explicite, bien que celle-ci soit en réalité facile à trouver (principe de continuité de l’État par exemple).
Ainsi, toutes les dispositions de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les « principes particulièrement nécessaires à notre temps » (droit syndical, droit de grève, droit à une vie familiale normale, droit au logement, etc.), et « les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (droit d’association, indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur, séparations des autorités administratives et judiciaires), ont-ils été élevés ou sont-ils susceptibles d’être élevés au niveau constitutionnel ou dégagés par le Conseil constitutionnel à l’occasion du contrôle de constitutionnalité des lois. Dès lors, la jurisprudence du Conseil constitutionnel, non seulement s’impose au législateur dont les lois déclarées totalement ou partiellement inconstitutionnelles ne peuvent être promulguées que pour leurs dispositions reconnues non contraires à la Constitution, mais aussi à l’ensemble de pouvoirs publics, et par conséquent aux juridictions qui doivent en tenir compte dans leur jurisprudence.
Par conséquent, toute disposition appartenant au bloc de constitutionnalité, bloc dont le contenu est connu, sous réserve des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, dont la définition pour n’être pas indéfiniment extensible, n’est pas non plus par construction clairement circonscrite, quelle que soit la généralité de sa formulation, fait partie de l’ordre juridique, c’est-à-dire du droit positif, et il appartient au modélisateur soit de prendre acte des applications qui en sont faites et qui sont incorporées dans le corpus des solutions juridiques, soit de considérer que, n’ayant pas fait l’objet d’application, elle reste virtuellement utilisable par le juge.
D’une manière générale, un principe est énoncé seul. Exceptionnellement, il renvoie à la loi pour son application. C’est le cas du droit de grève pour lequel le préambule dispose qu’il « s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». De cette formulation et du fait que le législateur n’est jamais intervenu de manière globale pour réglementer le droit de grève est née une controverse entre une partie de la doctrine et le Conseil d’État. Une partie de la doctrine considère en effet que le texte du Préambule réserve à la loi la réglementation du droit de grève et que par conséquent toute limitation du droit de grève par la voie réglementaire est illégale, voire carrément inconstitutionnelle (cf. Frank Miatti, Les Petites Affiches 29 avril 1996, Le juge constitutionnel, le juge administratif et l’abstention du législateur, p. 9). Le Conseil d’État, au nom d’un principe fortement établi, celui de la continuité de l’État (CE, 28 juin 1918, Heyriès, CE, 8 août 1919, Labonne, CE, 7 février 1939, Jamart, Conseil constitutionnel n° 87-149 selon lequel « l’article 34 de la Constitution n’a pas retiré au chef du gouvernement les attributions de police générale qu’il exerçait antérieurement, en vertu de ses pouvoirs propres et en dehors de toute habilitation législative ») considère au contraire que dans l’attente des lois la réglementant, le gouvernement peut limiter l’exercice du droit de grève si l’ordre public l’exige. Il est certain que le souhait du Conseil constitutionnel est que le législateur se conforme à la Constitution et réglemente le droit de grève. Ainsi, la décision n° 80-117 DC du 22 juillet 1980 ne reconnaît l’article 6, 3e alinéa de la loi sur la protection et le contrôle des matières nucléaires conforme à la constitution que parce qu’il « n’apporte à l’exercice du droit de grève que les restrictions nécessaires à la sauvegarde des objets d’intérêts général qu’il vise » et « ne comporte aucune délégation au profit du gouvernement, de l’administration ou des exploitants du soin de réglementer l’exercice du droit de grève ». En fait, il ne s’agit là que d’une expression de l’attitude constante du Conseil constitutionnel de ne pas admettre de délégation au profit du gouvernement que dans les formes prévues par l’article 38 de la Constitution. De là à en inférer que toute intervention du pouvoir réglementaire dans ce domaine est illégale et que la jurisprudence du Conseil d’État est inconstitutionnelle, il y a un pas qu’il est difficile de franchir. D’une part, parce qu’il n’existe aucun mécanisme constitutionnel destiné à assurer la conformité de la jurisprudence tant du Conseil d’État que de la Cour de Cassation à la Constitution et à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. D’autre part, parce qu’en reconnaissant la légitimité du pouvoir réglementaire pour intervenir là où le législateur s’est abstenu de le faire, le Conseil d’État ne fait également qu’appliquer une jurisprudence constante fondée sur le principe de continuité de l’État auquel le Conseil constitutionnel reconnaît lui-même valeur constitutionnelle. La question de savoir si tactiquement le Conseil d’État ne devrait pas mieux forcer le législateur à intervenir en déclarant illégale toute mesure d’origine réglementaire est un autre problème. Pour notre part nous considérons que seul le droit positif doit être retenu par le modélisateur. Or, le droit positif résulte des positions combinées que Conseil constitutionnel et du Conseil d’État et selon lequel la réglementation du droit de grève est du domaine législatif, mais que, en l’absence d’intervention du législateur, il appartient au pouvoir réglementaire de prendre, sous le contrôle du juge, les dispositions indispensables à la continuité des services publics essentiels à la vie de la nation. Il va de soi que cette entorse aux principes les mieux établis en ce qui concerne la distinction des domaines de la loi et du règlement, distinction que le Conseil d’État ne se fait pas faute de sanctionner pour incompétence, ne se justifie que parce que sont en cause le principe constitutionnel de continuité de l’État et l’obligation qui est faite au pouvoir réglementaire d’assurer l’application des lois et le fonctionnement des services publics établis par la loi.
On doit donc considérer que, quelle que soit la matière, le pouvoir réglementaire peut toujours, même sans habilitation législative intervenir soit pour préciser une disposition législative, soit en dehors de toute disposition législative préexistante. Dans l’exercice de son pouvoir réglementaire, le pouvoir exécutif peut rencontrer des principes limitant son intervention, tels que le droit de grève ou le principe de libre administration des collectivités locales, en fonction desquels le juge administratif devra apprécier la légalité de l’intervention du pouvoir réglementaire au terme d’un raisonnement juridique sur lequel nous reviendrons.
Un exemple caractéristique d’un principe dégagé récemment par le Conseil constitutionnel à partir du Préambule, sans que celui-ci ne renvoie en quoi que ce soit au législateur, est le droit au logement dans lequel le Conseil après avoir vu dans le logement des plus défavorisés « une exigence d’intérêt national » (90-274 DC du 29 mai 1990) y voit désormais un « objectif à caractère constitutionnel » (94-359 DC 19 janvier 1995).
En fait, le Conseil constitutionnel déduit de plusieurs principes de valeur constitutionnelle contenus dans le Préambule, dont la formulation très générale aurait pu faire penser en d’autres temps qu’ils étaient dépourvus de force juridique, un principe appartenant à une sorte de nouvelle catégorie juridique dérivée du bloc de constitutionnalité que sont les objectifs de valeur constitutionnelle.
Le Conseil constitutionnel considère en effet qu’aux termes du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, « la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » ; qu’aux termes du onzième alinéa de ce préambule, la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs, que « tout être humain qui en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » ; qu’il ressort également du préambule de la Constitution de 1946 que la sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle, et qu’en conséquence « la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle. »
Le Conseil constitutionnel précise, ce que ne dit pas le Préambule, mais qui en réalité va de soi, qu’il incombe tant au législateur qu’au gouvernement de déterminer, conformément à leurs compétences respectives, les modalités de mise en œuvre de cet objectif ; et que le législateur peut à cette fin modifier, compléter ou abroger des dispositions législatives antérieurement promulguées à la seule condition de ne pas priver de garanties légales des principes à valeur constitutionnelle qu’elles avaient pour objet de mettre en œuvre.
On voit très bien ici le raisonnement du juge. D’abord il pose la règle générale en indiquant à qui elle s’impose directement, le législateur et le gouvernement, dans leurs sphères respectives de compétences. Implicitement, tout justiciable ayant un intérêt pour agir, peut appuyer sa requête sur cet objectif de valeur constitutionnelle. Dans chaque cas particulier, le juge aura à apprécier si la mesure incriminée prive ou ne prive pas cet objectif de son effectivité. En fait, le premier niveau d’appréciation est celui de la conformité de la loi à l’objectif constitutionnel, le second niveau est la conformité de l’acte réglementaire à la loi, l’invocation du principe ou de l’objectif de valeur constitutionnelle n’intervenant que de manière subsidiaire, enfin le troisième niveau d’appréciation est celui de l’acte individuel dont la légalité s’apprécie au regard de l’acte réglementaire dont il fait application, et subsidiairement au regard du principe de valeur constitutionnelle. Au niveau du raisonnement, le juge se livre donc à une appréciation de la conformité d’un acte à une règle de rang supérieur ou à un principe de valeur constitutionnelle. En toute hypothèse, il s’agit d’une appréciation de la qualification juridique.
Notons que le juge peut également se trouver dans le cas de figure où il lui faudra juger dans chaque cas d’espèce de la conciliation entre l’objectif de valeur constitutionnelle ainsi posé et un principe reconnu également de valeur constitutionnelle qu’est le droit de propriété, ainsi que l'a clairement mis en évidence Hélène Pauliat (Recueil Dalloz-Sirey, 1995, 37e cahier, p. 283 à 287). Mais tel n’était pas au cas particulier l’objet de la décision du Conseil constitutionnel.
Il apparaît ainsi que l’intégralité du Préambule de la Constitution de 1958 est aujourd’hui une source de droit positif s’imposant à toutes les autorités politiques, administratives et judiciaires permettant de fonder des droits que le justiciable est susceptible de faire valoir devant le juge.
Soulignons cependant, avant de conclure sur ce point, que cette hiérarchie des normes n’a été prise en compte que lentement par le Conseil d’État et que sur certains points, le doute reste encore permis du fait de la formulation parfois flottante de la Haute Juridiction révélant ses hésitations, ainsi que Philippe Terneyre l’a mis en lumière (Revue Française de Droit Constitutionnel, 6, 1990).
Ainsi, s’agissant des droits de la famille, dans l’arrêt GISTI du 8 décembre 1978 le Conseil décide qu’il « résulte des principes généraux du droit et, notamment du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère la Constitution du 4 octobre 1958, que les étrangers résidant régulièrement en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale. Autrement dit, le Conseil d’État crée en s’appuyant sur le Préambule de la Constitution de 1946 un nouveau principe général du droit sans toutefois considérer cet alinéa du Préambule comme norme constitutionnelle directe de référence.
« Avec l’arrêt de section Fédération des fonctionnaires, agents et ouvriers de la fonction publique et autre du 6 juin 1986, le juge franchit une étape supplémentaire : il y est reconnu en effet un « principe général » en vertu duquel la nation assure à la famille les conditions nécessaires à son développement et garantit, notamment à l’enfant et à la mère, la sécurité matérielle ». Reprenant le texte intégral du 10e alinéa du Préambule, celui-ci paraît exprimer pour le juge administratif une norme de référence sans toutefois représenter directement une norme constitutionnelle.
Un dernier glissement semble avoir été opéré par le Conseil d’État par l’arrêt de section Union Nationale des Associations Familiales du 7 mars 1990 dans lequel il considère que les textes attaqués ne sont pas contraires au principe exprimé dans le Préambule de la Constitution de 1946 selon lequel « la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ». Ici, la référence au Préambule est directe sans recours au filtre des principes généraux du droit. Cette évolution est significative car tant que la référence directe au Préambule n’est pas systématique, que cette référence soit le fait des juridictions judiciaires ou des juridictions administratives, la force juridique des dispositions du Préambule dans les relations des particuliers avec l’administration ou dans les relations entre particuliers reste incertaine et suspendue à la décision de la juridiction de l’ériger en principe général.
Or, il n’est pas certain qu’alors que l’ensemble du Préambule est entré dans le droit positif dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, il en soit de même à l’égard des actes administratifs ou privés. Un domaine symptomatique des hésitations du Conseil d’État, est celui du droit à l’emploi ou droit au travail exprimé par l’alinéa 5 du Préambule de la Constitution de 1946 en vertu duquel « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ».
Pour le Conseil constitutionnel, il s’agit d’un principe à valeur constitutionnelle depuis la décision 83-156 DC du 28 mai 1983, confirmée par la décision 85-200 du 16 janvier 1986, dans lesquelles le Conseil a estimé qu’il appartenait à la loi, en vertu de l’article 34 de la Constitution, « de poser les règles propres à assurer au mieux le droit pour chacun d’obtenir un emploi en vue de permettre l’exercice de ce droit au plus grand nombre possible d’intéressés » « et le cas échéant, en faisant contribuer les personnes exerçant une activité professionnelle à l’indemnisation de celles qui en sont privées ».
Le juge judiciaire a pris en compte cette position du Conseil constitutionnel en considérant le principe fondamental énoncé par le 5e alinéa du Préambule de la Constitution comme étant « d’ordre public » et comme autorisant l’annulation d’une disposition d’une convention collective limitant, de façon générale et a priori, les possibilités d’embauchage au-delà de l’âge de 35 ans.
Pourtant, note Ph. Terneyre, pour M. Braibant, « il s’agit de la disposition type du Préambule de 1946 dépourvue de valeur juridique, insusceptible de créer directement des droits et des obligations ». On ne peut donc qu’attendre, pour être fixé sur la portée de la valeur juridique de 5e alinéa, que le Conseil d’État soit amené à se prononcer sur cette valeur, ce qui ne saurait manquer de se produire un jour du fait d’une part de l’importance du contentieux administratif du travail et d’autre part de la jurisprudence du Conseil constitutionnel selon laquelle une loi d’habilitation ne saurait avoir ni pour objet ni pour effet de dispenser le Gouvernement, dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés en application de l’article 38 de la Constitution, du respect des règles et principes à valeur constitutionnelle, au nombre desquels figure le droit du travail et tels qu’ils sont interprétés par le Conseil constitutionnel.
De ces observations, il convient de tirer quelques conclusions intermédiaires.
- Il faut d’abord souligner l’effet de structuration du droit opéré par la jurisprudence du Conseil constitutionnel au point que l’on a pu parler de constitutionnalisation des diverses branches de notre droit. On doit observer, comme nous le verrons plus loin que le droit de source internationale en matière de droits fondamentaux exerce également un effet structurant qui apparaît dans une large mesure concurrent des principes ou objectifs de valeur constitutionnelle. En effet depuis la décision 75-54 DC du Conseil constitutionnel du 15 janvier 1975, complétée par les arrêts Jacques Vabre du 24 mai 1975 de la Cour de Cassation et Nicolo du 20 octobre 1989, les juridictions administratives et judiciaires sont autorisées à écarter l’application d’une loi qui serait contraire à un traité ou un accord international régulièrement ratifié ou approuvé. Or, faute de la mise en place d’un contrôle de constitutionnalité des lois par la voie de l’exception, tant de la part des juridictions administratives que des juridictions judiciaires, les juridictions qui peuvent invoquer la violation d’un acte international pour écarter l’application d’une loi, ne jouissent pas d’une faculté identique en ce qui concerne la Constitution et particulièrement le Préambule.
- Les principes fondamentaux de valeur constitutionnelle, les principes généraux du droit, ou encore les principes fondamentaux de source internationale qui diffèrent seulement à la marge et plus au niveau de la formulation que du contenu des principes fondamentaux de valeur constitutionnelle, ne sont pas toujours attachés à une branche déterminée du droit au sens académique du terme. Ils ont une portée transversale. Ils interviennent dans le processus d’interprétation comme des directives d’interprétation.
- L’étude des relations entre les normes juridiques est devenue une branche à part entière du droit constitutionnel. Louis Favoreu (Revue de droit constitutionnel, 1990, 1) a ainsi proposé une distinction en trois domaines du droit constitutionnel. En premier lieu, le droit constitutionnel dans sa conception classique englobe l’analyse et le commentaire des textes constitutionnels dans la mesure où ils décrivent des institutions et l’étude du fonctionnement des institutions politiques. Il s’agit du droit constitutionnel institutionnel. Un second domaine comprend l’étude des droits fondamentaux, d’où l’expression droit constitutionnel substantiel. Enfin, le troisième domaine porte sur l’étude des relations entre normes juridiques, c’est le droit constitutionnel normatif. Louis Favoreu propose aussi d’appeler ce domaine le droit constitutionnel fondamental car il fonde complètement l’ordre juridique sur lequel repose le fonctionnement de la société et devrait dans une présentation logique d’un système juridique être présenté en premier.
- Le droit constitutionnel substantiel n’est que partiellement un droit écrit. D’une part, compte tenu de la généralité de leurs formulations, l’application des principes fondamentaux ou principes généraux dépend de l’interprétation qui en est donnée par le juge, interprétation qu’il est à la fois hasardeux et inutile de prévoir. Plus encore que leur formulation, ce qui importe est leur interprétation telle qu’elle se déduit des applications qui en sont faites. Le cas du 5ealinéa du Préambule de 1946 est à cet égard tout à fait typique. D’autre part, certains principes fondamentaux, principes ou objectifs de valeur constitutionnelle, sont des constructions déduites d’un ou plusieurs principes ayant une base textuelle. Le cas du droit au logement illustre parfaitement ce point.
- Le droit constitutionnel normatif qui donne toute l’architecture du système juridique n’est aussi qu’un droit partiellement écrit. Il se déduit de l’analyse des textes existants et résulte très largement d’une pratique jurisprudentielle.
- Le modélisateur est tenu d’intégrer l’ensemble de l’architecture du système juridique, ce dont le codificateur est dispensé.
- Le droit constitutionnel substantiel et le droit constitutionnel normatif agissent dans le travail d’interprétation comme des directives d’interprétation. Mais il faut souligner deux caractéristiques de ces directives d’interprétation : elles sont elles-mêmes des normes servant à l’interprétation d’autres normes de rang inférieur ; elles font pleinement partie du droit positif.
Mais au-delà de la hiérarchie formelle existant entre normes juridiques, il existe des hiérarchies internes entre dispositions relevant de textes différents mais de même niveau dans la hiérarchie des normes, voire à l’intérieur d’un même texte en fonction du plus ou moins grand degré de généralité desdites dispositions.
Le plus ou moins grand degré de généralité de la formulation comme élément de hiérarchisation
En fait, les articles de loi posant des principes généraux qui très souvent suscitent les interrogations de la doctrine et des praticiens sur leur réelle portée juridique, créent une hiérarchie juridique interne aux textes eux-mêmes.
Ce procédé de législation est devenu, avec un bonheur variable, monnaie courante.
Ex. 1 : loi sur l’éducation du 10 juillet 1989
Article 1 : « L ‘éducation est la première priorité nationale. Le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à l’égalité des chances.
« Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté.
« L’acquisition d’une culture générale et d’une qualification reconnue est assurée à tous les jeunes, quelle que soit leur origine sociale, culturelle ou géographique. L’intégration scolaire des jeunes handicapés est favorisée. Les établissements et services de soins et de santé y participent.
« Les écoles, les collèges, les lycées et les établissements d’enseignement supérieur sont chargés de transmettre et de faire acquérir connaissances et méthodes e travail. Ils contribuent à favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes. Ils dispensent une formation adaptée dans ses contenus et ses méthodes aux évolutions économiques, technologiques, sociales et culturelles du pays et de son environnement européen et international. Cette formation peut comprendre un enseignement, à tous les niveaux, de langues et cultures régionales. Les enseignements artistiques, ainsi que l’éducation physique et sportive concourent directement à la formation de tous les élèves. Dans l’enseignement supérieur, des activités physiques et sportives sont proposées aux étudiants.
Ex. 2 : article 200-1 du code rural tel qu’il résulte de la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement :
« Les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et paysages, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation.
« Leur protection, leur mise en valeur, leur restauration, leur remise en état et leur gestion sont d’intérêt général et concourent à l’objectif de développement durable qui vise à satisfaire les besoins de développement des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Elles s’inspirent, dans le cadre des lois qui en définissent la portée, des principes suivants :
«- le principe de précaution, selon lequel l’absence de certitude, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles de l’environnement à un coût économiquement acceptable ;
«- le principe d’action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable ;
« - le principe pollueur-payeur, selon lequel les frais résultant des mesures de prévention, de réduction de la pollution et de lutte contre celle-ci doivent être supportés par le pollueur ;
« - le principe de participation, selon lequel chaque citoyen doit avoir accès aux informations relatives à l’environnement, y compris celles relatives aux substances et activités dangereuses. »
L’article 200-2 poursuit :
« Les lois et règlements organisent le droit de chacun à un environnement sain et contribuent à assurer un équilibre harmonieux entre les zones urbaines et les zones rurales.
« Il est du devoir de chacun de veiller à la sauvegarde et de contribuer à la protection de l’environnement.
« Les personnes publiques et privées doivent, dans toutes leurs activités, se conformer aux mêmes exigences. »
Ex. 3 : article L.110 de code de l’urbanisme (modifié par l’article 5 de la loi d’orientation pour la ville du 13 juillet 1991).
« Le territoire français est le patrimoine commun de la nation. Chaque collectivité publique en est le gestionnaire et le garant dans le cadre de ses compétences. Afin d’aménager le cadre de vie, d’assurer sans discrimination aux populations résidentes et futures des conditions d’habitat, d’emploi, de services et de transports répondant à la diversité de ses besoins et de ses ressources, de gérer le sol de façon économe, d’assurer la protection des milieux naturels et des paysages et de promouvoir l’équilibre entre les populations résidant dans les zones urbaines et rurales, les collectivités publiques harmonisent, dans le respect réciproque de leur autonomie, leurs prévisions et leurs décisions d’utilisation de l’espace."
En dépit de son caractère très général, commentent J-CI Vénézia et Y Gaudemet (Traité de droit administratif), on estime que cet article pourra donner prise à un contrôle juridictionnel.
Cela n’empêche pas la circulaire d’application n° 91-57 du 31 juillet 1991 de la loi d’orientation pour la ville de rappeler que l’article L.110 du Code de l’urbanisme est sans portée normative à l’égard des prévisions et des décisions d’occuper ou d’utiliser le sol, tout en précisant que la modification consistant à introduire le principe de diversité dans les principes généraux de l’urbanisme est applicable immédiatement.
Ex. 4 : Loi d’orientation pour la ville du 13 juillet 1991.
Titre I Principes généraux
Article 1er - Afin de mettre en œuvre le droit à la ville, les communes, les autres collectivités territoriales et leurs groupements, l’État et leurs établissements publics assurent à tous les habitants des villes des conditions de vie et d’habitat favorisant la cohésion sociale et de nature à éviter ou à faire disparaître les phénomènes de ségrégation. Cette politique doit permettre d’insérer chaque quartier dans la ville et d’assurer dans chaque agglomération la coexistence des diverses catégories sociales.
« À ces fins, l’État et les autres collectivités publiques doivent, en fonction de leurs compétences, prendre toutes les mesures tendant à diversifier dans chaque agglomération, commune ou quartier les types de logement, d’équipements et de services nécessaires :
- au maintien et au développement du commerce et des autres activités économiques de proximité ;
- à la vie collective dans les domaines scolaires, social, sanitaire, sportif, culturel et récréatif ;
- aux transports ;
- à la sécurité des biens et des personnes.
Article 2 - La politique de la ville est un élément de la politique d’aménagement du territoire.
La circulaire d’application souligne que ces principes généraux, qui n’ont aucun caractère normatif à l’égard des prévisions et décisions d’occuper ou d’utiliser le sol, sont applicables immédiatement.
Ex. 5 Contre-exemple : loi du 13 juillet 1976 relative aux installations classées pour l’environnement.
Article 1er. - Sont soumis aux dispositions de la présente loi les usines, ateliers, dépôts, chantiers, carrières et d’une manière générale les installations exploitées ou détenues par toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui peuvent présenter des dangers ou des inconvénients soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité, la salubrité publique, soit pour l’agriculture, soit pour la protection de la nature et de l’environnement, soit pour la conservation des sites et des monuments.
Article 2 - Les installations visées à l’article 1er sont définies dans la nomenclature des installations classées établies par décret en Conseil d’État, pris sur le rapport du ministre chargé des installations classées....
En face de ces exemples très caractéristiques, une première règle d’interprétation est de dire que le texte le plus précis dans sa formulation l’emporte sur le texte le moins précis. Au sein d’un même texte législatif ou réglementaire, ou entre textes de même niveau dans la hiérarchie des normes, cette règle peut s’appliquer de manière assez systématique. Toutefois, même dans ce cas, si la disposition précise laisse une place suffisante à l’interprétation, c’est-à-dire n’est pas totalement claire, alors le texte plus général peut servir à donner la bonne interprétation. Il y a une complémentarité logique à respecter qui va dans le sens de la cohérence textuelle.
La question de l’abrogation formelle des textes et la détermination de la norme applicable
Une difficulté, et en même temps un grand risque que rencontrent les codificateurs, est de déterminer la valeur juridique de certains textes qui n’ont pas fait l’objet d’abrogation formelle, mais dont l’applicabilité est douteuse.
La loi n° 68-978 du 12 novembre 1968 d'orientation de l'enseignement supérieur est à cet égard une illustration parfaite de cette situation, puisque la plupart de ses dispositions, bien que contraire à la loi n° 84-52 du 18 janvier 1984 sur l'enseignement, sont restées formellement en vigueur, jusqu'à la publication du code de l'éducation par l'ordonnance n° 2000-549 du 15 juin 2000, soit pendant plus de seize années.
Le nouveau code a donc procédé à l'abrogation formelle de la loi de 1968, non sans avoir intégré celles des dispositions qui donnent aux enseignants des garanties d'indépendance conformes aux exigences constitutionnelles et qui n'ont pas été remplacées dans la loi de 1984 par des garanties équivalentes.
La commission supérieure de codification s'est donc livrée à une opération salutaire de nettoyage législatif impliqué par le processus de codification, et à laquelle aurait dû également se plier tout modélisateur en présence de textes de même niveau, hormis au plan chronologique, mais partiellement contradictoires ou incompatibles.
La question de l'actualisation des termes juridiques dépassés qui subsistent dans les textes en vigueur.
Ex. : utilisation de la notion de marché de gré à gré par le code des communes, alors que la notion a disparu du code des marchés publics depuis plus de 20 ans (voir étude sur les lettres de commande) ; référence à une autorité administrative qui n'existe plus ou qui a été remplacée par une autre autorité administrative.
La difficulté paraît pouvoir être surmontée de deux manières possibles.
La première est celle de la réécriture du texte à intégrer dans le corpus par substitution aux termes obsolètes de termes actualisés, ce qui n'interdit pas de garder trace de cet acte d'interprétation et de sauvegarder le texte original. Si le modélisateur peut s'abriter derrière une interprétation déjà donnée par le juge, tant mieux. Sinon, il doit se résoudre à interpréter lui-même, quitte à préciser que cette interprétation n'engage que lui-même et correspond seulement à une interprétation probable que donneraient les tribunaux.
Pour le codificateur, la situation est plus simple, car s'agissant d'une codification par voie législative, le nouveau code remplaçant les anciens textes, il est possible d'opérer, dans le respect de la règle de la codification à droit constant (cf. p. 493 et s.), les substitutions qui s'impose. Ainsi, dans le code de l'éducation, les termes d'enseignement "élémentaire" ou "du premier degré" (le premier degré incluant l'enseignement "pré-élémentaire" ou "maternel") ont remplacé celui d'enseignement "primaire". Les "salles d'asile", origine des classes "enfantines", c'est-à-dire classes maternelles en école élémentaire, ont également disparu.
La seconde solution consiste à créer un dictionnaire des équivalences de telle sorte que devant une notion n'appartenant pas au dictionnaire courant en vigueur, le système procède lui-même à la traduction du terme, comme il le ferait s'il avait à traduire un terme étranger. Cette solution peut être étendue à la compréhension de formules juridiques, qui font heureusement plus florès dans les actes notariés que dans les textes législatifs ou réglementaires, mais n'appartiennent pas à la syntaxe du français courant.
L'inconvénient de cette solution est qu'elle ne marche que si le terme est effectivement sorti de l'ordre juridique, ce qui est vrai par exemple dans le cas du marché de gré à gré, ou relève d'une formulation juridique désuète mais toujours usitée. On opère ainsi un peu à la manière des glossateurs pris par la nécessité d'adapter pour les appliquer des textes écrits pour une réalité sociale et juridique distante parfois de plusieurs siècles de la réalité courante. Mais lorsqu'il s'agit simplement d'interpréter, pour ne pas les appliquer à la lettre, des textes qui n'ont manifestement pas été mis à jour, et que le terme ou la réalité qu'ils désignent est toujours en vigueur dans d'autres contextes, cette solution plus difficilement praticable.
Prenons l'exemple d'une délibération du Conseil municipal de Paris antérieure à la loi du 31 décembre 1975 (loi PML) qui prévoit que le Conseil d'administration de l'ESPCI (École Supérieur de Physique et Chimie Industrielles de la Ville de Paris) est présidé par le préfet en tant que président du Conseil de Paris. Il est bien évident que la loi du 31 décembre 1975 ayant substitué le Maire au Préfet comme titulaire du pouvoir exécutif, la présidence du Conseil d'administration ne peut plus être assurée par le Préfet. La rigueur juridique voudrait qu'une nouvelle délibération mette la règle écrite en conformité avec le droit. Ce qui a été fait. Toutefois, si d'autres textes régissent le fonctionnement de l'école, tels qu'une convention entre le ministère, la Ville de Paris et une université et que ce texte n'a pas été mis à jour et a conservé la référence au préfet en tant que représentant de la municipalité, ce texte est formellement incohérent. Il n'y a pas d'autre solution pour intégrer un tel texte dans le corpus que la substitution directe, à moins que l'analyse conceptuelle du texte ne permettre d'emblée d'interpréter le préfet comme représentant légal de la Municipalité et que le système opère de lui-même la substitution.
L'hypothèse dans l'exemple choisi peut apparaître limite et supposer une grande sophistication de l'analyse. Elle n'a pourtant rien d'exceptionnel et se rencontre chaque fois que sont redéfinies les compétences ministérielles ou simplement que la dénomination des départements ministériels est modifiée.
Supposons qu'un texte fasse directement référence au ministre de l'éducation nationale. Le jour où le ministre de l'enseignement supérieur devient ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, le système doit comprendre qu'il ne s'agissait pas de ministre de l'éducation nationale, mais du ministre "chargé" de l'éducation nationale. Et que dire lorsqu'un ministère disparaît purement et simplement, comme le ministère de la condition féminine.
Certes, on peut alléguer que les textes qui font nommément référence à un département ministériel sont des textes mal rédigés et qu'il conviendrait de se limiter à la notion de département ministériel chargé d'un domaine donné sans plus de précision, mais cette objection n'a pas beaucoup de portée pratique étant donné que l'imperfection des textes juridiques est bien un fait dont il faut s'accommoder.
Nous retiendrons de ces quelques observations qu'en tout état de cause l'intervention humaine dans le processus de compréhension d'un texte à incorporer dans un corpus à modéliser est incontournable, et que cela exclut a priori le traitement complètement automatisé des textes juridiques mais implique davantage la notion de traitement assisté par ordinateur.
Le problème de la concurrence de principes ou de règles de même niveau
Cette question relève de l’application complexe du principe de proportionnalité, de la contradiction en droit et enfin de l’aspect sous lequel nous plaçons la hiérarchie des normes.
Nous avons ici une situation dans laquelle la hiérarchie des normes n’apporte pas de réponse directe dans la mesure où des normes de même niveau tendent à des solutions différentes voir opposées.
Nous avons des situations à deux variables qui sont typiques de la police administrative : d’un côté, une liberté publique ou un droit fondamental, de l’autre les impératifs de l’ordre public. Il en résulte une tension entre les deux principes qui fait que les impératifs du second, qui portent atteinte au premier, seront appréciés strictement. Il faut donc se livrer à une appréciation fine des atteintes à la liberté ou au droit fondamental d’une part, et à une appréciation également fine, incompatible avec le contrôle de l’erreur manifeste, des nécessités de l’ordre public. C’est un système à deux curseurs qui obéissent aux mêmes lois.
En ce qui concerne le droit de grève, on se trouve devant une problématique similaire : d’un côté un droit constitutionnellement reconnu et censé être organisé par la loi, de l’autre un principe de continuité tantôt de l’État, tantôt du service public, qui n’est pas explicitement proclamé, mais dont la constitutionnalité est tout aussi incontestable. Qu’il s’agisse de contrôler la constitutionnalité d’une loi par le Conseil constitutionnel ou la légalité d’un règlement par le Conseil d’État, le raisonnement sera de même nature. Un équilibre raisonnable est à trouver entre deux forces qui s’opposent.
Un niveau supplémentaire de complexité est franchi avec le problème de la laïcité illustrée de manière exemplaire par l’affaire du port du voile.
Sont en jeu cinq principes fondamentaux : la neutralité du service public qui voudrait qu’aucune forme d’expression religieuse ne soit favorisée au détriment d’une ou plusieurs autres ; la liberté d’expression, prolongement de la liberté de conscience, qui est compatible avec la neutralité dans la mesure où la neutralité peut s’accommoder à la fois de l’expression et de l’absence d’expression ; une conception militante de la laïcité qui refuse toute forme d’expression religieuse quelle qu’elle soit ; le principe de l’obligation scolaire qui postule non seulement l’obligation pour l’État d’organiser le service public de l’éducation, mais comporte une obligation de fréquentation et d’assiduité ; enfin les nécessités de l’ordre public à l’intérieur des établissements scolaires.
Le point d’équilibre se trouve essentiellement dans la limitation apportée à la liberté d’expression, notamment par le port d’insigne d’appartenance religieuse, qui ne doit pas présenter un caractère « ostentatoire ou revendicatif », « de propagande ou de prosélytisme » et ne doit pas compromettre l’ordre dans l’établissement.
Après simplification, on se retrouve donc aux prises avec un problème à trois variables, la liberté d’expression des uns face à la liberté de conscience des autres, et face aux nécessités de l’ordre public dans l’établissement ou de l’obligation scolaire.
L’appréciation des faits sur lesquels sera fondée toute jurisprudence, à condition de reposer sur un nombre de cas significatif, peut être passée au tamis de l’analyse connexionniste.
La matière de l’urbanisme ou des grands équipements, domaine d’élection de la théorie du bilan, repose sur des modes de raisonnement très similaires des précédents. Il s’agit de comptabiliser diverses sortes d’intérêts publics, totalement ou partiellement contradictoires, l’intérêt général étant à multiples facettes, intérêt d’une amélioration des moyens de transport, de la sécurité énergétique, par exemple, mais aussi intérêt de la sauvegarde de l’environnement, intérêt lui-même à plusieurs facettes, à confronter à des intérêts privés, individuels ou collectifs, qui peuvent eux-mêmes être partiellement ou totalement contradictoires.
Le nombre de variables, qui fait varier le nombre de curseurs, ne pose pas en lui-même de problème théorique. La modélisation est toujours possible. Par contre, la collecte des données, qui suppose d’une part un nombre de cas suffisant, d’autre part une motivation des jugements suffisamment précise pour pouvoir isoler les variables, est quant à elle plus problématique.
Seule une multiplication des expérimentations du modèle connexionniste peut permettre de montrer l’apport effectif de cette technologie à une modélisation des raisonnements complexes que nous venons d’évoquer.
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Ebauche d'un système juridique
Nous voyons progressivement se dégager les éléments d'un système du droit qui comporte essentiellement trois composants : les acteurs, les normes, les actes
Structures métajuridiques
Le langage naturel se distingue de toutes les autres sortes de langage ou de modes de signification par le fait qu'il est le seul a pouvoir se définir et se commenter lui-même, à pouvoir définir et commenter tous les autres. Le langage naturel remplit pour une part une fonction métalinguistique qui est pleinement intégrée à la fonction ordinaire du langage.
Le droit partage avec le langage naturel cette propriété de trouver en lui-même les moyens de sa propre définition.
Nous avons vu que les règles d'interprétation qui sont appliquées d'une manière souple par les juges déterminent la transformation de textes normatifs ou de simples règles d'usage en normes juridiques, et que ces normes juridiques, une fois incorporées à la règle de droit, contribuent à leur propre évolution selon un schéma récursif typique de l'analyse systémique :
De même, la hiérarchie des normes juridiques comporte un certain nombre d'institutions et de mécanismes destinés à assurer le respect de cette hiérarchie, qui composent ce que Louis Favoreu nomme le "droit constitutionnel normatif". Ils constituent des structures métajuridiques qui déterminent la création du droit tout en en faisant partie.
Que l'on songe par exemple à l'impact qu'a eu sur le système juridique français la création en 1958 du Conseil constitutionnel, puis sa célèbre jurisprudence de 1971 "droit d'association", et enfin la réforme de 1974 qui a étendu la saisine du Conseil constitutionnel à 60 députés et 60 sénateurs. On peut penser que si la réforme engagée par la Président Mitterrand qui devait permettre aux juridictions suprêmes, Conseil d’État et Cour de Cassation, de saisir le Conseil constitutionnel par la voie de l'exception, avait vu le jour, il en aurait résulté également des évolutions très fortes donnant encore plus d'emprise au juge constitutionnel sur l'évolution du droit français.
D'autres modifications d'ordre métajuridique sont intervenues depuis 1975 pour le droit privé relevant de la Cour de Cassation et depuis 1989 pour le droit public, relevant du Conseil d’État, en ce qui concerne l'incorporation dans le droit interne des normes de droit international ou plus précisément l'application effective dans le droit interne de l'article 55 de la Constitution qui prévoit la supériorité des traités et accords régulièrement ratifiés sur la loi interne, que celle-ci soit antérieure, ce qui était déjà admis, ou postérieure, ce qui ne l'était pas.
Une autre évolution majeure a modifié en profondeur le paysage juridique français, qui n'est pas sans lien avec le point précédent, c'est l'irruption, après une sorte d'incubation qui a duré une vingtaine d'années, de la réglementation européenne qui a pris une ampleur considérable et a acquis une influence déterminante sur l'évolution de pans entiers de notre droit.
À ces quelques évocations, on comprend que le système juridique porte en lui par construction à la fois la contradiction et les mécanismes qui, visant à assurer le respect de la hiérarchie des normes, ont pour but et pour effet, très imparfaitement au demeurant, de rétablir dans un équilibre à recréer sans cesse, une cohérence d'ensemble, ce que les processus démocratiques d'élaboration de la loi, et l'importance du domaine réglementaire dévolu à l'administration, ne permettent pas toujours d'obtenir.
Nous avons là aussi un schéma récursif évident que l'on peut très simplement représenter ainsi :
On peut mesurer le chemin parcouru par rapport au Moyen Âge où les diverses coutumes du royaume dessinaient autant de territoires juridiquement isolés les uns des autres et où l'autorité royale, sans espérer l'unification du droit, qui sera l'œuvre de la Révolution française et de l'Empire, tentait au mois la compilation des coutumes en vue de les connaître et de les rapprocher.
Les acteurs
Les acteurs du droit sont les personnes juridiques, personnes physiques ou personnes morales, qui peuvent être à des degrés divers sources de normes et sujets des normes. En effet, au sein d'un ordre juridique, toutes les personnes juridiques sont soumises à des normes qui dépendent de leur position dans la société. À des degrés divers, ces personnes juridiques peuvent être investies d'un pouvoir normatif, c’est-à-dire de créer à leur propre initiative, mais dans le cadre des normes qui leur sont applicables, leurs propres normes applicables à autrui. Quand des personnes juridiques sont ainsi investies d'un pouvoir de création de normes juridiques, qu'elles soient de droit public ou de droit privé, ces personnes exercent une prérogative de puissance publique. En dehors de ce cas, les personnes juridiques se bornent à appliquer le droit, mais comme cela a été démontré précédemment, l'application du droit à tous les niveaux est indissociable d'une activité d'interprétation et nous avons vu que, dans un État de droit, l'interprétation pouvait être légitime lorsqu'elle était le fait des juges agissant dans le cadre de leur compétence, mais que l'interprétation à laquelle se livrent tous les autres sujets de droit n'en est pas pour autant illégitime, qu'elle possède une légitimité en quelque sorte sous condition ou sous réserve de l'interprétation du juge.
Le droit qui s'applique à chacun, le droit qui s'applique à une catégorie de sujets de droit, le droit que certaines catégories d'acteurs ont le pouvoir de créer, le droit que d'autres catégories d'acteurs ont pour mission de faire appliquer, définit le statut juridique de l'acteur ou de la catégorie d'acteurs considérés.
On peut ainsi distinguer pour chaque acteur trois grandes fonctions inégalement développées : créer, interpréter, appliquer le droit. Chaque catégorie d'acteur fonctionne en tant que système avec, pour reprendre les composantes classiques dégagées par l'analyse systémique, son système de pilotage, son système opérant et son système d'information/régulation qui assure l'interaction entre le système de pilotage et le système opérant. La création et l'interprétation du droit sont caractéristiques du système de pilotage, l'application du droit relève du système opérant. Le système d'information/régulation s'occupant principalement de savoir comment la règle de droit est effectivement appliquée et quelles difficultés elle pose.
On peut appliquer ce modèle aussi bien au Conseil constitutionnel qu'à l'administré de base qui peut s'incarner dans l'automobiliste.
L'automobiliste est censé savoir que la vitesse sur autoroute est limitée à 130 km à l'heure. Toutefois, il constate que selon les conditions de circulation et l'intensité des contrôles, il peut rouler sans risque à 140 voire 150 km à l'heure parce que le flot des voitures va à cette vitesse et que la gendarmerie ne peut arrêter tout le monde. Qu'une équipe de gendarme apparaisse et le flot des voitures va revenir à une vitesse plus proche de la vitesse maximale réglementaire. L'automobiliste ne crée certainement pas la règle de droit, mais indiscutablement il l'interprète (fonction du système de pilotage) et il l'applique (fonction du système opérant) d'une façon plus ou moins fidèle en fonction des circonstances (fonction du système d'information-régulation).
Toutes proportions gardées, une juridiction, une administration centrale, une assemblée législative, ne fonctionne pas d'une manière très différente.
Tout acteur est donc à lui seul un petit système, qui est aussi un élément d'un système plus global comportant aussi les trois fonctions fondamentales entre lesquelles se distribuent les acteurs en fonction de leur activité dominante.
Certains acteurs font partie du système de pilotage. Il s'agit des autorités gouvernementales, des assemblées parlementaires et des juridictions suprêmes. Relève du système opérant l'ensemble des acteurs auquel le droit s'applique pour lesquels la fonction créative de normes est inexistante et la fonction d'interprétation réduite à sa plus simple expression. Sont enfin les rouages du système d'information-régulation l'ensemble des pouvoirs dont le rôle est de faire respecter la loi (police, douanier, agents des impôts, etc.) et les juridictions qui ont le pouvoir de juger des infractions et de régler les litiges sur la base du droit.
Il faut ajouter que la société globale a ses sous-systèmes qui fonctionnent selon un schéma voisin sinon identique, que l'on se situe au niveau national, au niveau des collectivités territoriales, ou au niveau international. De même, on rencontre des systèmes sectoriels, chaque fois qu'existent des organes propres à une profession ou à un secteur économique déterminé, et l'on peut étendre cette approche à toute activité collectivité collective un tant soit peu structurée dans un cadre économique, professionnel, syndical ou associatif.
Ainsi, la société globale se présente, selon l'expression d'Edgar Morin, comme un ensemble de systèmes de systèmes de systèmes, etc. jusqu'à l'acteur individuel qui est lui-même un système indivisible à la manière de l'atome.
Les normes
Les normes sont les relations types qui définissent les rapports entre les acteurs du système juridique.
Classification linguistique des normes juridiques
Les normes peuvent être classées de diverses manières.
La manière la plus courante consiste à les classer d’après leur source, laquelle détermine leur place dans la hiérarchie des normes.
On peut les classer d’après leur caractère plus ou moins impératif selon le « carré d’Aristote » (cf. 353). Une norme peut ainsi comporter une obligation, une interdiction, une permission ou offrir une simple faculté.
Ici, nous souhaitons proposer une classification d’ordre linguistique.
L’idée de base est que tout texte obéit à des régularités de composition séquentielle et se rattache à cet égard à un nombre réduit de types généraux : narratif, descriptif, instructionnel-injonctif, explicatif-exposif et dialogal-conversationnel. (J-M. Adam, 1990, p. 84 à 98).
Ces types se rattachent eux-mêmes à des genres : littéraire, scientifique, politique, etc. qui peuvent se décliner à l’infini en fonction du contexte et de l’objectif du locuteur.
Dans chaque type de texte on va trouver des macrostructures et des plans d’organisation textuelle spécifiques.
Les textes normatifs appartiennent presque par définition au type instructionnel-injonctif. Il ne semble pas que ce domaine ait fait l’objet de recherches approfondies, les recherches ayant surtout porté sur le récit et la description.
En appliquant les méthodologies d’analyse textuelle développées en particulier par J-M Adam, nous allons donc essayer de spécifier les caractéristiques des textes normatifs et isoler dans les textes normatifs des structures types sur lesquelles vont venir se greffer des variables qui auront valeur de paramètres.
Nous donnons ci-après une première classification de ces structures types :
- les normes énonçant des principes généraux
- les normes institutives
- les normes attributives de compétences
- les normes définitoires
- les normes attributives de droit
- les normes prescriptives d'une interdiction
- les normes prescriptives d'une obligation
- les normes ouvrant des possibilités
- les normes descriptives de procédures
- les normes interprétatives
- les normes explicatives : celles qui indiquent l'objet d'une réglementation ou son objectif
Une bonne typologie ne devrait pas permettre le doute quant à l'affectation d'une règle à un type déterminé. Celle qui est ici présentée n'est pas exempte de critique dans la mesure où l'on peut estimer que toutes les règles sont par définition prescriptive. La règle dite interprétative par exemple prescrit en réalité une interprétation qui a valeur d'obligation. Toutefois, si l'on admet que le plus spécifique doit l'emporter sur le plus général, on conviendra qu'une règle qui prescrit une interprétation déterminée sera dite interprétative.
Il est possible sur ces bases de spécifier la nature d'un texte ou d'une disposition.
Le test effectué sur un texte pris au hasard montrerait que tous les textes juridiques normatifs peuvent rentrer dans ce cadre.
L'intérêt principal de cette classification est qu'elle permet la construction de modèles ou de prototypes de textes normatifs au sens des prototypes définis par J-M Adam (1990)[1].
Nous reviendrons de façon plus détaillée sur ce sujet dans la troisième partie (cf. p. 349 et s.).
Statut des normes
Distinctions selon l'applicabilité de la norme
Existant (signé)
On sait que l'existence d'un texte est déterminée par sa signature et non par sa publication ou sa notification. Il peut en particulier faire l'objet d'un recours. Il peut aussi servir de fondement, avant même toute publication à l'édiction d'autres décisions destinées à en assurer la mise en œuvre.
En vigueur (publication+délai)
La publication ou la notification entraîne d'autres conséquences juridiques. Elle détermine en particulier son opposabilité. Elle déclenche par ailleurs le délai de recours pour excès de pouvoir.
S'agissant des actes des autorités décentralisées soumises au contrôle de légalité, la transmission à l'autorité de tutelle est une condition de son entrée en vigueur.
Par ailleurs, certaines dispositions entrées en vigueur supposant des textes d'application, leur effectivité reste suspendue, sous réserve du contrôle du juge, à l'édiction des textes d'application.
Abrogé (date)
Le texte abrogé continue évidemment d'exister et de régir les situations créées sous son empire.
Potentiellement abrogé
Certains textes sont en puissance des textes abrogés, parce que leur application est devenue impossible, et l'abrogation formelle inéluctable, par suite d'une déclaration d'illégalité.
En désuétude
C'est un statut en quelque sorte à la discrétion de l'interprétant. Il faut un texte très ancien, n'ayant pas connu d'application depuis des temps lointains, et répondant à un contexte qui ne saurait se comparer au contexte contemporain.
Un texte n'ayant pas, sauf disposition contraire, de limitation de durée, des textes très anciens sont toujours en vigueur, sans qu'on en ait véritablement conscience, tant ils correspondent à des règles fondamentales de notre ordre social et national.
C'est ainsi que les articles 110 et 111 de la célèbre ordonnance de Villers-Cotterêts prise par François 1er en 1539, qui est un code en 192 articles portant réforme de la procédure judiciaire, sont aujourd'hui encore en vigueur, ou l'ont été en tout cas jusqu'à la récente réforme constitutionnelle qui a confirmé la langue française comme langue officielle de la République.
Les articles 110 et 111 étaient ainsi rédigés (cité par Claude Hagège, 1996, p. 52) :
"Afin qu'il n'y ait cause de douter sur l'intelligence desdits arrests, nous voulons et ordonnons qu'ils soient faits et escrits si clairement, qu'il n'y ait ni puisse avoir aucune ambiguité ou incertitude, ni lieu à demander interprétation. Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l'intelligence des mots latins contenus esdits arrests, nous voulons d'ores en avant que tous arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soient de registres, enquetes, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploits de justice, ou qui en dépendent, soient prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langage maternel français et non autrement."
Annulé (date)
Bien qu'un texte annulé soit censé n'avoir jamais existé, il n'est pas néanmoins sans effet juridique. Il n'est donc pas sorti de l'ordre juridique.
Distinction selon l'autorité
- loi
- décret
- arrêté
- doctrine
- jurisprudence
Ces distinctions n'appellent pas de commentaire particulier.
Au total les éléments de statut des textes juridiques s'attachent soit au texte dans son entier, soit à des éléments de textes.
C'est ainsi que des textes issus de lois antérieures à la Constitution de 1958, peuvent être tantôt d'ordre législatif, soit d'ordre réglementaire.
Par ailleurs, la déclaration d'illégalité, l'annulation, l'abrogation, la suspension à des textes d'application concerne la plupart du temps non pas des textes dans leur entier, mais un ou plusieurs articles.
Les actes non réglementaires
Les actes non réglementaires s'inscrivent dans le cadre des normes. Soit, ils découlent directement de l'application des normes à des cas particuliers. On emploie généralement l'expression de "pouvoir lié" pour signifier que l'administration n'a pas de liberté d'appréciation sur l'opportunité et la consistance de l'acte. Soit, ils s'accomplissent dans les espaces de liberté ménagés par les normes. Lorsqu'il s'agit d'actes unilatéraux, l'administration agit dans ce cas dans le cadre d'un "pouvoir discrétionnaire" qui signifie que l'administration dispose d'un pouvoir d'appréciation plus ou moins étendu.
Tous les actes non réglementaires se rattachent à deux catégories fondamentales :
- les actes unilatéraux qui sont l'expression d'une prérogative de puissance publique, qu'elle soit exercée par une personne publique, ce qui est le cas courant, ou qu'elle le soit, fait plus rare, par une personne privée investie d'une prérogative de puissance publique ; on les classe eux-mêmes en deux catégories : les actes individuels et les décisions d'espèces (ex. : décret convoquant les électeurs, décret prononçant la dissolution d’un conseil municipal, ouverture d’un concours, etc.)
- les actes contractuels, qui sont le mode d'action normal des personnes privées, encore que certaines branches du droit privé connaissent aussi, le droit du travail notamment, les actes unilatéraux.
[1] Pour une analyse commentée, voir aussi L'analyse textuelle de Jean-François Jeandillou (1997, Armand Colin)